Catégorie : Politique et société

  • 1984 comme manuel de savoir-vivre

    1984 comme manuel de savoir-vivre

    Au nom de la liberté d’ex­pres­sion, les enfants qui ne disent pas ce qu’on attend d’eux sur des sujets qu’ils ne comprennent de toutes façons pas seront inter­ro­gés par les forces de l’ordre, pour enquête sur requête du procu­reur du procu­reur de la répu­blique.

    Au nom de la propriété privée, ceux qui volent des choses jetées à la poubelle par ceux qui n’en veulent plus seront arrê­tés, inter­ro­gés et pour­sui­vis sur requête du procu­reur de la répu­blique.

    La guerre c’est la paix,
    La liberté c’est l’es­cla­vage,
    L’igno­rance c’est la force.

    Nous vivons une époque formi­dable depuis que nous avons pris 1984 comme manuel de savoir-vivre.

    Pour l’oc­ca­sion nous avons même mis la promo­tion de l’ENA de cette année sous le patro­nage de Georges Orwell. J’ai du mal à en mesu­rer l’iro­nie…


    Aujourd’­hui et depuis trois semaines j’ai peur à chaque fois que j’en­tends ce qu’il se passe dans mon pays et dans les autres.

    Je n’ai pas peur d’un terro­risme qui fait moins de morts que le froid sur les SDF dans nos rues. J’ai peur de notre propre réac­tion, nous qui déclen­chions déjà régu­liè­re­ment des guerres sous des prétextes consciem­ment falla­cieux.

    Il nous a suffit d’un fait divers pour voir nos élus tous unis cher­cher la fin de toute commu­ni­ca­tion non inter­cep­tée et non contrô­lée, récla­mer obéis­sance et rituels à l’école plutôt qu’ap­pren­tis­sage de l’es­prit critique. Tout ça avec le soutient d’une majo­rité de la popu­la­tion, parce que présenté comme indis­pen­sable contre le terro­risme, quand bien même ça ne fait que l’ali­men­ter.

    Nous décons­trui­sons à vitesse rapide tout l’idéal rêvé sur plusieurs siècles. Jusqu’où serions-nous prêts à nous enfon­cer au prochain fait divers impré­vi­sible ? Serions-nous prêts à accep­ter un apar­theid ? une dicta­ture ? une guerre civile ? une guerre mondiale ? J’ai peur que oui et ça me fait peur.

    La Terreur de la fin du 18ème siècle pour­rait reve­nir bien bien plus vite qu’on ne le pense. Terro­risme avez-vous dit ? nous n’avons encore rien vu, et il risque de ne pas venir de là où on nous dit.

    Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC-SA par Xaime

  • J’ai peur. Non, pas des terro­ristes.

    On s’énerve quand on voit nos poli­tiques s’en­fon­cer dans une logique auto­ri­taire, mais fran­che­ment nous ne faisons pas mieux.

    J’ai très peur quand je vois tout autour de moi la réac­tion aux condam­na­tions récentes. On parle dans au moins deux cas de personnes à moitié bour­rées qui insultent la police après s’être fait arrê­ter. Autre­fois ça aurait été menaces de venir casser la gueule et autres injures, et ça se serait terminé sous le quali­fi­ca­tif d’ou­trage.

    Ces jours ci c’est « les jiha­distes vont vous mettre une balle dans la tête ». D’un coup la quali­fi­ca­tion passe à apolo­gie de terro­risme et on parle de 16 mois de prison dont 8 fermes avec mandat de dépôt (donc réel­le­ment départ en prison).

    Et autour de moi ça parle de tolé­rance zéro, et ça ne choque pas grand monde.

    Perdre le boulot, les liens avec la famille, pour avoir dit des conne­ries parce qu’on s’est énervé sous l’em­prise de l’al­cool… J’ai peur. Non, pas des terro­ristes.

  • Mon dialogue avec les élèves à propos de Char­lie Hebdo

    « Mais M’sieur, si on dessine le prin­ci­pal tout nu et avec des cornes, bah ça s’fait pas et du coup vous allez le censu­rer et bah voilà Char­lie Hebdo ils auraient du être censu­rés. »

    Et *paf* en pleine tête.

    C’est telle­ment vrai. Alors on a beau jeu de dire que c’est diffé­rent, qu’on ne les aurait pas tué pour ça.

    C’est vrai. Il n’em­pêche qu’on cherche à valo­ri­ser chez eux exac­te­ment ce qu’on leur inter­dit. Un dessin avec je ne sais quoi sodo­mi­sant le provi­seur, quand bien même le provi­seur aurait été pris comme symbole de l’au­to­rité, ça aurait été l’ex­clu­sion directe, c’est à dire la sanc­tion la plus forte possible dans le cadre de ce que permet la loi. Pour peu que ça vienne d’un agita­teur, ça aurait même pu tomber sous le pénal de l’in­sulte à profes­seur, avec un poten­tiel de 6 mois de prison ferme à la clef.

    On a beau jeu de dire que les jeunes sont perdus, alors que nous leur impo­sons nos propres contra­dic­tions.

    À l’op­posé, ce profes­seur semble les avoir consi­déré comme des gens capables de réflé­chir, et ça semble avoir fait réflé­chir. Un gros merci à lui.

    Je note d’ailleurs qu’ici, contrai­re­ment au récit précé­dent, on se moque de savoir si tel élève est musul­man ou non, on ne cherche pas à les culpa­bi­li­ser, on ne quali­fie pas les élèves voyant les choses autre­ment comme « retord ». Ça change tout, même si le fond du message est proba­ble­ment le même, même s’il y en reste tout autant qui n’au­ront pas compris ce fond.

     

  • J’ai cher­ché à comprendre

    J’ai cher­ché à comprendre

    Repor­ters sans fron­tières (RSF) s’in­digne de la présence à la “marche répu­bli­caine” à Paris de diri­geants de pays dans lesquels les jour­na­listes et les blogueurs sont systé­ma­tique­ment brimés, tels l’Egypte, la Russie, la Turquie, l’Al­gé­rie et les Emirats arabes unis. Au Clas­se­ment mondial de la liberté de la presse publié par RSF, ces pays sont respec­ti­ve­ment 159e, 148e, 154e, 121e et 118e sur 180.

    Il faut dire que la liste de ceux qui viennent mais auraient du s’abs­te­nir est encore plus longue, et que le détail est fran­che­ment catas­tro­phique. Je me suis demandé pourquoi des diri­geants, connus pour ne pas être tendre avec les liber­tés, voire ayant empri­sonné, tué ou exilé leurs propres jour­na­listes, cherchent à parti­ci­per à la mani­fes­ta­tion d’aujourd’­hui.

    Je ne crois pas une seconde qu’ils soient assez naïfs ou imbé­ciles pour croire que ça leur redon­nera une virgi­nité ou un vernis posi­tif.

    J’ai cher­ché, et puis je me suis souvenu qu’of­fi­ciel­le­ment ces diri­geants ne font eux aussi que lutter contre le terro­risme, contre leur terro­ristes à eux, selon eux. Offi­ciel­le­ment ils ne font que prendre des mesures excep­tion­nelles et néces­saires pour sauve­gar­der l’ordre public. Il faut dire que la notion de terro­risme  est telle­ment large qu’on peut y faire entrer tout et son contraire en fonc­tion de ses propres inté­rêts.

    Je ne saurais dire s’ils espèrent nous voir sombrer dans les mêmes travers pour justi­fier les leurs ou si, de bonne foi, ils cherchent à nous appor­ter leur soutient en pensant honnê­te­ment avoir déjà traversé cette épreuve et mis en oeuvre ce qu’ils pensent indis­pen­sable.

    Ils semblent bien avoir raison

    Je me retiens géné­ra­le­ment de voir de la malveillance là où il ne pour­rait y avoir que de la bêtise navrante. D’un autre côté ils ne sont pas si bêtes, car ils semblent bien avoir raison.

    Je pour­rais conti­nuer mais Le Monde a fait sa propre liste, plus courte mais qui tend à faire croire que la mienne n’est pas très grave en compa­rai­son. Centres de réédu­ca­tions de la pensée, réou­ver­ture du bagne, présomp­tion de culpa­bi­lité, retrait des allo­ca­tions aux parents d’en­fants ne faisant pas la minute de silen­ce… l’ima­gi­na­tion de nos poli­tiques est débor­dante et n’im­porte quelle propo­si­tion inac­cep­table pour­rait passer comme modé­rée quand voit ces délires.

    N’est pas la Norvège qui veut

    Mon rêve d’hier est déjà bien loin, même si j’avais peu d’es­poir. N’est pas la Norvège qui veut, et nos repré­sen­tants avaient déjà montré plus d’une fois que reti­rer nos liber­tés était pour eux la meilleure solu­tion pour qu’on ne nous les menace pas.

    Dans mes rêves les plus fous, aujourd’­hui, la France aurait pris la suite de RSF, avec le courage d’ex­pri­mer haut et fort « non, il n’est pas sain que vous vous asso­ciez à cet événe­ment aujourd’­hui » aux diri­geants des pays peu favo­rables à la liberté d’ex­pres­sion, ainsi qu’à ceux qui utilisent le prétexte de lutte contre le terro­risme dans leurs inté­rêts.

    Cela aurait posé des problèmes de rela­tion diplo­ma­tique, nous aurait certai­ne­ment perdu quelques inté­rêts écono­miques. Nos valeurs ont visi­ble­ment bien peu de poids à côté de tout cela. Une marche collec­tive, c’est bien tout ce qu’on peut espé­rer visi­ble­ment. Savou­rons-la, malgré sa compo­si­tion.

    Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC-ND par Neil Mora­lee

  • J’ai­me­rais qu’elle serve à ça

    J’ai­me­rais qu’elle serve à ça

    Nous allons répondre à la terreur par plus de démo­cra­tie, plus d’ou­ver­ture et de tolé­rance

    — Jens Stol­ten­berg, après les atten­tats en Norvège

    Si cette émotion devait servir à quelque chose d’utile, j’ai­me­rais qu’elle serve à ça.

    N’ou­blions pas : Depuis qu’on parle de terro­risme, ce dernier n’a jamais réel­le­ment réduit nos liber­tés en occi­dent. Les liber­tés que nous avons perdu, nous nous les sommes reti­rés nous-mêmes.

    Depuis 15 ans notre réponse a été de culpa­bi­li­ser les pauvres et les chômeurs, de faire la guerre aux étran­gers et enfants d’étran­gers, d’igno­rer les souf­frances et les brimades subies par les mino­ri­tés visibles, d’iso­ler nos repré­sen­tants poli­tiques de la diver­sité des opinions, d’in­ter­dire autant que possible tout ce qui peut repré­sen­ter la reli­gion musul­mane, de cliver et monter les uns contre les autres.

    Notre poli­tique a été de faire du spec­tacle, du marke­ting, des prises de paroles gran­di­lo­quentes. Notre poli­tique a été de prendre chaque fait comme excuse pour inter­dire, pour exclure, pour renfor­cer la surveillance et réduire les liber­tés civiles.

    Le danger du regrou­pe­ment dans l’émo­tion c’est cette union natio­nale qui ne fait émer­ger qu’une seule voix, c’est ce repli sur soi sous prétexte de patrio­tisme, c’est cette volonté sécu­ri­taire qui ne fait qu’en­tre­te­nir la peur et la défiance.

    Si cette émotion devait servir à quelque chose, j’es­père que ce sera, pour une fois, à monter plus d’édu­ca­tion, plus de soli­da­rité, plus de démo­cra­tie et plus de justice. Il ne tient qu’à nous.

    Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC-ND par Davide Cassa­nello

  • Le désar­roi d’une prof qui parle de « Char­lie » à ses élèves – Amal­game au quoti­dien

    Le désar­roi d’une prof qui parle de « Char­lie » à ses élèves – Amal­game au quoti­dien

    Parce que parmi toutes les bonnes volon­tés du monde, il est temps de commen­cer par se rendre compte que nous ne sommes nous-même pas neutres.

    J’ai d’abord eu un échange avec ma classe de 5e, compo­sée de collé­giens de 12 ans en moyenne. Ils étaient très silen­cieux. Sauf un qui m’a demandé : « Pourquoi respec­ter une minute de silence pour des gens que je ne connais­sais pas ? » J’ai trouvé cette réac­tion violente. Ses cama­rades ont été choqués égale­ment. Ils sont jeunes, sans doute plus émotifs que leurs aînés. Je voyais que cet élève faisait semblant, il ne pesait pas ses mots. Il était dans la provo­ca­tion.

    J’ai rappelé les faits en commençant pas l’évi­dence : on a tué des êtres humains. Pour que la minute de silence soit ensuite respec­tée, j’ai dû « plom­ber l’am­biance », sinon ça n’au­rait pas fonc­tionné. Je leur ai dit : « Vous vous rendez compte que les victimes sont parties hier matin en disant à tout à l’heure à leur famille ? »

    Et en même temps, cette ques­tion est immen­sé­ment perti­nente. Se conten­ter de dire que ce sont des êtres humains ? mais des êtres humains il en meure tous les jours, avec des familles dans le déses­poir.

    À 12 ans ils sont capables de comprendre que c’est qu’il doit y avoir quelque chose de diffé­rent, que la dernière fois qu’un élève a perdu un parent il n’y a pas eu de minute de silence.

    C’était peut être la seule ques­tion et la seule expli­ca­tion de texte utile dans toute cette histoire, bien plus que la minute de silence elle-même. À vrai dire, sauf à avoir déjà compris tous les tenants et abou­tis­sants, ce sont juste­ment ceux qui ne posent pas la ques­tion qui néces­sitent de l’at­ten­tion, parce que ce ceux eux qui subissent et repro­duisent l’émo­tion sans la comprendre.

    Celui qui pose la ques­tion est celui qui commence à réflé­chir et à prendre du recul. La ques­tion que je me pose, c’est si la profes­seur avait elle-même ce recul, vu la réac­tion.

    Le pire c’est que sans cette expli­ca­tion de texte, il ne serait pas éton­nant que juste­ment certains croient comprendre que la diffé­rence ici c’est que la réac­tion a eu lieu au nom de la reli­gion musul­mane. Bref, y voient une stig­ma­ti­sa­tion.

    Je venais de voir quelques-unes de mes élèves de confes­sion musul­mane debout, la tête bais­sée, presque gênées, pour elles, pour leurs familles, ça doit être dur de voir certains faire l’amal­game.

    Quant à ce qui s’est passé dans ma classe, cette provo­ca­tion, ce n’est rien à côté de ce que certains de mes collègues ont dû affron­ter. Durant la minute de silence, dans les autres classes, il y a eu plusieurs expul­sions d’élèves, les uns parlaient, disaient des choses affreuses, les autres rigo­laient. Un petit de 6e de confes­sion musul­mane a carré­ment refusé de respec­ter la minute de silence. Tous ces élèves un peu « retors » ont été envoyés chez le prin­ci­pal de l’éta­blis­se­ment et chez l’in­fir­mière scolaire pour entendre un discours diffé­rent de celui qu’ils entendent sans doute chez eux.

    Et pour­tant, c’est juste­ment ça l’amal­game et la discri­mi­na­tion. Quand il y a eu plusieurs élèves qui ont refusé de faire la minute de silence, mais que celui dont on parle est juste­ment le musul­man – je suppose que tous les autres ne l’étaient pas alors pour eux c’est juste de la disci­pline. Pour le musul­man par contre, c’est forcé­ment à cause de la reli­gion. Même la formu­la­tion de « confes­sion musul­mane », pour éviter de dire « musul­man »… est-ce donc un terme néga­tif ou stig­ma­ti­sant dans l’es­prit de l’au­teur ?

    « Madame, me dit-elle, on ne va pas se lais­ser insul­ter par un dessin du prophète, c’est normal qu’on se venge. C’est plus qu’une moque­rie, c’est une insulte ! » Contrai­re­ment au précé­dent, cette petite pesait ses mots, elle n’était pas du tout dans la provoc. À côté d’elle, l’une de ses amies, de confes­sion musul­mane égale­ment, soute­nait ses propos. J’étais choquée, j’ai tenté de rebon­dir sur le prin­cipe de liberté et de liberté d’ex­pres­sion. Puis c’est un petit groupe de quatre élèves musul­mans qui s’est agité : « Pourquoi ils conti­nuent, madame, alors qu’on les avait déjà mena­cés ? »

    Plusieurs élèves ont tenté de calmer le jeu en leur disant que Char­lie Hebdo faisait de même avec les autres reli­gions. Leur profes­seur de français avait eu l’in­tel­li­gence de leur montrer les unes de Char­lie pour leur montrer que l’is­lam n’était pas la seule reli­gion à être moquée. Mais ils réagissent avec ce qu’ils ont entendu à la maison.

    Et je me mets à leur place, c’est leur dire qu’ils doivent garder pour eux toute brimade pour autant que d’autres sont aussi visés.

    Je me rappelle combien trou­vaient normal que Zine­dine Zidane ait donné un coup de tête légen­daire à la coupe du monde de 2006, parce qu’il avait été provoqué par une insulte sur sa soeur. Je me rappelle et vois aussi autour de moi qu’à l’école on répond parfois aux enfants qu’il faut qu’ils apprennent à se défendre, à ne pas venir faire le rappor­teur quand ils reçoivent un coup. Pas partout, mais c’est une voix qui n’est pas si mino­ri­taire que ça.

    Il ne s’agit pas de compa­rer avec un homi­cide, mais l’en­sei­gne­ment qu’on donne aujourd’­hui c’est aussi ça. Allez leur expliquer ensui­te… eux n’y voient plus qu’une ques­tion d’ordre de gran­deur mais aucu­ne­ment un problème à la base.

    Tout ceci est partagé, pas spéci­fique à la reli­gion. Dans les faits divers on retrouve d’autres gens qui ont fini par prendre le fusil parce que le voisin a provoqué, a fait trop de bruit. La stig­ma­ti­sa­tion c’est noter et appuyer la confes­sion de son amie, parce que elle était musul­mane, alors c’est diffé­rent, c’est forcé­ment à cause de ça.

    Ce qui me désole, c’est la frac­ture que cet événe­ment tragique a créée dans des classes d’ha­bi­tude soudées. Tout cela a divisé les élèves. Il régnait aujourd’­hui une ambiance glauque, parti­cu­lière. Cette classe de 4e sympa, dyna­mique, était soudain sépa­rée en deux clans. Les commu­nau­ta­rismes ont resurgi d’un coup. Et ça me fait peur pour la suite.

    L’école doit trans­mettre nos valeurs, mais on est parfois un peu trahis par les parents. On apprend les prin­cipes répu­bli­cains aux enfants, mais une fois à la maison ils en font bien ce qu’ils veulent. Ils n’ont plus confiance en nous, profes­seurs. Ils ne nous prennent pas pour des alliés, mais pour des enne­mis. En tant que prof, tu te demandes ce qu’ils peuvent penser de toi, de nous ensei­gnants, nous qui avons la foi de leur apprendre. Nous avons devant nous des jeunes citoyens qui ont des idées telles qu’on est obligé de se deman­der : « Où allons-nous ? »

    Sauf que juste­ment, rien n’est rapporté sur le fait que ce sont des propos venant de la maison. De ce qui ressort de l’ar­ticle, c’est unique­ment un pré-supposé de la profes­seur. Pourquoi ? Parce qu’on parle de musul­mans, ça ne peut venir que de là.

    Des parents musul­mans, c’est donc compré­hen­sible qu’ils donnent des prin­cipes non répu­bli­cains et fassent ce qu’ils veulent à la maison, non ?

    L’en­sei­gne­ment, les valeurs, auraient pu conduire à consi­dé­rer les enfants de 12 ans comme capables de réflé­chir, de ne pas leur préter par défaut les mots de leurs parents. Ça aurait été de consi­dé­rer qu’il y a des enfants qui n’ont pas compris qu’être ciblé n’au­to­rise pas à faire justice soi-même, qu’il y a des enfants (et des adultes) qui ne comprennent pas en quoi ces morts là sont parti­cu­liers. Ça aurait été de leur expliquer, plutôt que de simple­ment noter qu’ils sont musul­mans et que ça explique tout à cause de leurs parents.

    C’est certai­ne­ment invo­lon­taire, mais cet article est l’exemple même qui montre la stig­ma­ti­sa­tion et l’amal­game au quoti­dien, que le vivre ensemble est cassé. Pas que par des parents hors des valeurs de la répu­blique qui font ce qu’ils veulent chez eux, mais à la base même chez ceux qui veulent combattre tout ça, y compris chez cette ensei­gnante.

    En première lecture l’ar­ticle y montre une ensei­gnante qui fait ce qu’elle peut, dépas­sée par une divi­sion de société sur lequel elle n’a pas de contrôle. À la seconde lecture j’ai en plus envie de donner un miroir à l’en­sei­gnante.

    Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC par Chris­tos Tsoum­ple­kas

  • Parce qu’il y a des écrits utiles

    Parce qu’il y a des écrits utiles

    Personne ne se demande comment on en est arrivé là, comment des jeunes pari­gots en sont venus à massa­crer des jour­na­listes et des artistes à la Kalash après un séjour en Syrie, sans avoir aucune idée de la vie et des idées des gens qu’ils ont tué: ils étaient juste sur la liste des cibles d’AlQaeda dans la Pénin­sule Arabique. Personne ne veut voir que cette société française, derrière l’una­ni­misme de façade devant l’hor­reur, est en réalité plus que jamais complè­te­ment anomique, qu’elle jette déses­pé­ré­ment les plus dému­nis les uns contre les autres, et qu’elle a généré en un peu plus d’une décen­nie ses propres enne­mis inté­rieurs.

    Si je ne retiens qu’un seul écrit, c’est le para­graphe cité de l’ar­ticle d’Ar­rêt sur Image – Je ne suis pas Char­lie, et croyez-moi je suis aussi triste que vous. Recul indis­pen­sable, sans pour autant jeter la pierre à ceux qui sont dans l’émo­tion. Un énorme merci à la rédac­tion.

    La première mention spéciale du jour va à Donald Trump, preuve vivante que l’argent ne peut pas tout ache­ter puisque sa fortune n’a pas réussi à lui ache­ter un cerveau. Il a déclaré que si les gens avaient des armes, ils auraient au moins eu une chance et qu’il était inté­res­sant que cela se soit produit dans un des pays ayant une des plus fortes légis­la­tions sur les armes.

    La seconde va à Apple Inc., oui oui la firme à la pomme, dont la page Web du site français affiche un beau bandeau noir « Je suis Char­lie » alors que l’Apple Store censure en perma­nence des écrits, des appli­ca­tions, impose aux déve­lop­peurs des condi­tions bafouant la liberté d’en­tre­prendre. Et ce matin encore. Vous croyez vrai­ment que Char­lie Hebdo est dispo­nible dans le kiosque à maga­zines d’Apple, hein ? Alors qu’Apple a censuré des diction­naires parce que des mots conte­nus dedans ne lui plai­saient pas, comment osent-ils affi­cher l’es­prit de Char­lie ?

    Daniel n’a jamais eu sa langue dans sa poche, mais l’hy­po­cri­sie de ces deux exemples est énorme. S’il est un bal tragique, c’est celui des hypo­crites. Si et les poli­tiques et les entre­prises sont légi­times à expri­mer leur émotion à et à se joindre à tout mouve­ment, y compris à commu­niquer et se préva­loir de leur posi­tion, atten­tion au marke­ting : Ils utilisent votre indi­gna­tion à leurs propres fins.

    Pendant près de 24 heures, Mourad H., 18 ans, a fait partie des trois « terro­ristes » accu­sés d’avoir attaqué Char­lie Hebdo et d’avoir tué 12 personnes.

    Pendant près de 24 heures, certains médias et de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux ont estimé qu’il était néces­saire de bafouer la déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique en relayant son iden­tité complète. Jusqu’à ce qu’il soit mis hors de cause ce jeudi après-midi.

    Cette chasse à l’homme à la limite du lynchage sur les réseau sociaux, elle pue. Je comprends le besoin d’exu­toire et de trou­ver un coupable, mais vous niez l’État de droit comme la présomp­tion d’in­no­cence, ce qui me parait d’au­tant plus grave vu la cause de tout cela.

    Accusé à tort d’être terro­riste, Mourad a bien de la chance, car il s’est exprimé publique­ment par le passé contre le djihad. Imagi­nons qu’il ait eu une posi­tion plus complexe, on l’au­rait trouvé en prison encore dans deux ans, à ensuite devoir suppor­ter l’ac­cu­sa­tion toute sa vie. Même ainsi, j’es­père que la police lui four­nira une protec­tion pour les prochaines semaines, parce que des imbé­ciles prêt à tuer il y en a des deux côtés.

    Je n’ima­gine même pas s’il avait fui devant la police ou menti en garde à vue, que ce soit par réflexe débile, par peur ou pour crédi­bi­li­ser un discours. C’est pour­tant fréquent, parce que personne ne réagit ration­nel­le­ment dans ces moments là. Alors imagi­nons même un instant qu’un des suspects soit un radi­cal, à la limite du parti­san, mais inno­cent de la tuerie. Impos­sible pour lui de s’en sortir.

    Le lynchage devrait nous faire honte. Surtout main­te­nant. Il ne nous ressemble pas, ne devrait pas nous ressem­bler, quelle que soit la situa­tion. Après la guerre en Irak, après Guan­ta­namo, nous n’avons toujours rien appris.

    Ces méca­nismes de pouvoir se donnent à voir dans ce qu’on pour­rait appe­ler le para­doxe du discours moderne et huma­niste. Alors que ce discours accorde a priori une valeur égale à toutes les vies, il orga­nise en réalité la hiérar­chi­sa­tion des souf­frances et l’in­dif­fé­rence de fait (ou l’in­di­gna­tion pure­ment passa­gère) par rapport à certaines morts : les morts de la « forte­resse Euro­péenne » (19 144 depuis 1988 d’après l’ONG Fortress Europe) et les enfants de Gaza – pour prendre deux exemples étudiés par Butler – ou encore les 37 personnes tuées dans un atten­tat au Yemen le jour même du drame de Char­lie Hebdo, pour prendre un exemple plus récent.

    […] De même, aucun chef de gouver­ne­ment ne pense­rait à décré­ter l’Etat d’ex­cep­tion après avoir pris connais­sance du nombre de meurtre sexiste et intra-fami­lial en France. Pourquoi cet unani­misme, dans la presse de ce matin, au sujet de la néces­sité de ne pas bais­ser les pouces dans le cadre de la guerre (mili­taire et non méta­pho­rique) au terro­risme isla­miste ?

    […] À l’in­verse, le discours moderne et huma­niste est aveugle par rapport à sa propre violence. Qui a une idée, même approxi­ma­tive, du nombre de morts géné­rés par la guerre améri­caine en Afgha­nis­tan en 2001, par celle des États-Unis et du Royaume-Uni en Irak en 2003 ou encore par l’in­ter­ven­tion de la France au Mali en 2013 ? L’une ou l’autre de ces guerres était peut-être légi­time. Mais le fait que personne ne soit capable de donner une esti­ma­tion du nombre de morts qu’elles ont généré doit nous inter­ro­ger. Dans ces moments où nous sommes submer­gés par les émotions, il peut être inté­res­sant de penser à tous ces précé­dents et à ces morts, à venir, que nous n’al­lons pas pleu­rer.

    Ces morts que nous n’al­lons pas pleu­rer. Le point est diffé­rent de celui que j’ai exprimé hier, mais j’y trouve des simi­li­tudes.

    Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC-ND par Linh Ngyuen

  • Aujourd’­hui je suis Shel­don

    Aujourd’­hui je suis Shel­don

    Je lis des gens qui disent pleu­rer, qui disent ne pas pouvoir se remettre au travail, qui disent avoir mal au coeur. Certains ne sont là que dans l’es­ca­lade à la démons­tra­tion émotion­nelle, surtout parmi les personnes publiques. D’autres plus proches émettent tout de même des émotions très fortes, person­nelles.

    J’ai l’im­pres­sion d’être Shel­don Cooper. Je ne sais pas parta­ger cette émotion, ou même la ressen­tir. Je la comprends mais je la trouve trop peu ration­nelle et je ne sais pas décon­nec­ter cette réalité.

    Onze morts c’est grave. Pour leur famille, pour leurs collègues restés vivants. Je compa­tis à leur peine, profon­dé­ment. Mais en même temps des morts nous en avons tous les jours, et leurs familles ou leurs amis n’ont pas une détresse moindre que ceux qui feront les jour­naux demain.

    Reste symbole pour la liberté d’ex­pres­sion. Ce symbole là est fort, mais je ne peux m’em­pê­cher de penser aux SDF morts en France cette année, aux 1 500 morts civils pales­ti­niens suite à l’of­fen­sive israé­lienne dans les 6 derniers mois selon l’ONU, à tous ceux qui sont encore vivants là bas mais qui vivent à la limite de la survie du fait de l’oc­cu­pa­tion, à tous ces travailleurs que nous exploi­tons en Asie du sud-est et qui meurent de leurs condi­tions de travail, aux 5 000 soldats et centaines de milliers de civils morts en Irak pour une guerre déclen­chée en toute impu­nité par un mensonge de nos repré­sen­tants poli­tiques, à la mort de 3 000 000 d’en­fants de moins de 5 ans chaque année – excu­sez du peu – à cause de la malnu­tri­tion.

    Pourquoi j’écris tout ça ? Parce que toutes nos lois liber­ti­cides n’em­pê­che­ront jamais deux personnes isolées d’al­ler déclen­cher une fusillade avec dix morts à la clef, jamais. Alors que donner un abri aux SDF, arrê­ter la guerre Israélo-pales­ti­nienne, stop­per l’ex­ploi­ta­tion indus­trielle, arrê­ter la faim dans le monde, ne pas déclen­cher de guerre par inté­rêt… tout ça est collec­ti­ve­ment à notre portée. Pour peu que nous soyons tous prêts à nous y enga­ger, ce serait presque simple.

    Rien n’est jamais compa­rable, mais réagir avec autant d’in­ten­sité et de force collec­tive pour 11 morts impos­sible à empê­cher au nom d’une liberté que nous n’avons juste­ment jamais perdu, après s’être tu face à tout le reste, c’est aussi un symbole. Un symbole très fort, même si à tendance cynique et dépres­sive, de privi­lé­giés dans leur fauteuil.

    On risque de dépen­ser bien plus suite à l’aug­men­ta­tion du niveau d’alerte Vigi­pi­rate, que ce qui est néces­saire pour sortir de la merde nos sans abris. Ça n’a peut être rien à voir avec l’évé­ne­ment récent, mais ça me retourne bien plus l’es­to­mac.

    Mon discours est peut être poli­tique­ment incor­rect et mal placé, mais les prio­ri­tés de notre société me font bien plus honte que ces quelques lignes. Seul ce qui touche notre classe sociale élevée occi­den­tale mérite tout ça. La faim, le froid, la mala­die, la guerre, l’es­cla­vage par le travail ? ça va, on laisse faire, c’est le problème des autres, pauvres, orien­taux ou de l’hé­mi­sphère sud.

    Je me sens comme Shel­don, inca­pable d’être dans l’émo­tion du moment, tota­le­ment décalé. Trai­tez-moi de monstre insen­sible, mais croyez-moi : Je ne reproche cette émotion à personne. J’ai même essayé d’être comme vous. Je n’y arrive simple­ment pas.

    Sur le même sujet (media­part) : Ces morts que nous n’al­lons pas pleu­rer

    Texte écrit hier, jour de la fusillade, partagé initia­le­ment en privé pour ne pas offen­ser l’émo­tion de chacun. Je compte sur chacun pour n’y voir qu’une expres­sion de mes propres senti­ments et en aucun cas un juge­ment de ceux des autres
    Photo d’en­tête sous licence CC BY par Vinoth Chan­dar

  • En finir avec la voiture à Paris

    En finir avec la voiture à Paris

    quand on payé une bagnole 10.000 boules, c’est bien la hausse du tarif pour 3m2 d’es­pace public occupé nuit et jour au prix exubé­rant de 9 euros par semaine qui décré­di­bi­lise l’hé­ri­tage de Jean Jaurès.

    Oui, 9 euros la semaine pour 2 à 4m2 de surface occu­pée en plein Paris. Avenue Montaigne incluse. A la saison où les SDF gèle sur carton au pied de ton immeuble à double digi­code, ce loyer pour un gros bout de plas­tique laid priva­tif, avec air condi­tionné et GPS, est tout simple­ment le meilleur deal immo­bi­lier de France, province incluse.

    Je n’au­rais pu mieux répondre que Seb Musset à ce délire cari­ca­tu­ral du chro­niqueur de Le Plus.

    Sérieu­se­ment, à Paris, ne pas se rendre compte qu’on ne fait pas les poches aux auto­mo­bi­listes mais qu’au contraire ils sont subven­tion­nés… les infra­struc­tures de circu­la­tion auto­mo­biles et tout l’im­pact finan­cier de la surcharge de circu­la­tion – ne parlons même pas de la pollu­tion – coûte un fric qui ne sera jamais remboursé par un ticket de parking à 9 € par semaine.

  • Les salaires des PDG sont sans rapport avec leurs perfor­mances

    Les salaires des PDG sont sans rapport avec leurs perfor­mances

    qu’en­tend-on par “meilleur PDG” ? Celui qui a prouvé une judi­cieuse vision stra­té­gique sur le long terme ? Qui innove ? Qui crée de l’em­ploi ? Celui dont l’en­tre­prise a pris la plus grande valeur en bourse ? Ce dernier critère, très quan­ti­ta­tif, est celui du clas­se­ment cité par Le Monde : il a été établi par l’In­sead, une grande busi­ness school inter­na­tio­nale, à partir des perfor­mances finan­cières des entre­prises sur plusieurs années. Les 100 meilleurs patrons ont accru la valeur de leurs entre­prises de 40 milliards de dollars, les 100 moins bons ont fait bais­ser cette valeur de 14 milliards.

    Et cette dernière manière de calcu­ler, qui est aussi la plus admise, est une gigan­tesque arnaque. C’est décon­nec­ter tota­le­ment la rému­né­ra­tion de ce que l’in­di­vidu apporte effec­ti­ve­ment comme valeur, pour le rému­né­rer à partir de ce que tous ses subor­don­nés apportent comment valeur. Il y a comme une erreur dans l’équa­tion.

    Qu’est-ce qui peut nous faire croire qu’un homme mérite, par son travail, 120, 200 ou même 800 fois le salaire moyen de tous les autres, et un ratio encore plus grand face à ceux qui bossent toute la jour­née à la chaine dans des condi­tions diffi­cile souvent en mettant en jeu leur santé ?

    Tout ça n’a aucun sens, et la dérive est fina­le­ment rela­ti­ve­ment récente : tout juste une tren­taine d’an­nées.

    Même en imagi­nant que le diri­geant soit prin­ci­pal respon­sable direct des résul­tats, et donc rému­néré en fonc­tion des gains qu’il fait réali­ser, l’équa­tion est fausse d’après l’étude :

    1 – Il n’existe pas de corré­la­tion entre la rému­né­ra­tion des P-DG et les perfor­mances finan­cières de leurs entre­prises.

    La classe sociale la plus haute, celle des 1% ou 1‰, s’est tota­le­ment décon­necté du reste de la société. Entre-soi écono­mique, mais aussi rela­tion­nel. Ils ne voient pas la dérive et vont jusqu’à penser méri­ter ces écarts de rému­né­ra­tions, en toute bonne foi.

    2 – Le fait qu’une entre­prise crée en interne un Comité des Rému­né­ra­tions a plutôt pour effet de faire monter le salaire des diri­geants.

    3 – La présence d’ad­mi­nis­tra­teurs indé­pen­dants au CA de l’en­tre­prise ne garan­tit aucu­ne­ment une modé­ra­tion du salaire du P-DG.

    Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC-SA par Ross Pollack