Quelqu’un m’explique pourquoi je lis des « Oh non ! … » sur le web lorsque quelqu’un parle de protéger les droits d’auteurs ? C’est plutôt une bonne chose, non ?
Comme sur les statuts Facebook, la vraie réponse est « c’est compliqué ». Installez-vous. Je vous raconte mais c’est un peu long.
Tout d’abord un rapide rappel sur le droit d’auteur.
Le principe général est celui du domaine public. Les idées, les concepts, la culture et plus largement les créations intellectuelles circulent librement. Le droit d’auteur n’est défini que comme une exception limitée à ce principe général. Cette hiérarchie est réaffirmée régulièrement dans l’histoire du droit d’auteur moderne.
Pour résumer, on parle plus exactement de deux exceptions à la libre circulation des créations intellectuelles : 1– on ne peut pas s’attribuer ou dénaturer vos œuvres (le droit moral) et 2– pendant un temps donné, toute utilisation doit se faire avec votre accord explicite (le monopole d’exploitation, dit droit patrimonial ou droit pécuniaire vu qu’il se négocie habituellement contre finances).
Il y a bien entendu d’autres détails, et des limites à ces deux exceptions, mais laissons ça de côté pour l’instant.
Quand on parle de droit d’auteur on parle donc d’un équilibre entre l’intérêt du public et celui des ayants droit (oui, je ne parle pas des auteurs, on verra pourquoi). Durcir la protection du droit d’auteur c’est affaiblir le domaine public au profit des ayants droit, et inversement.
Avant de prétendre discuter de cet équilibre, il faut voir d’où on vient et où on en est.
Un monopole de plus en plus long
Aux États-Unis, le droit d’auteur moderne remonte à 1790. Il instaure alors un monopole de 14 ans au profit de l’auteur, renouvelable une fois si l’auteur est toujours vivant.
En France, à cette même époque, on vient d’abolir les privilèges royaux, c’est à dire les monopoles au profit des éditeurs. Nous allons déjà bien plus loin que les États-Unis en instaurant en 1791 un monopole à vie en faveur de l’auteur, suivi encore 5 ans après sa mort.
Oui, le droit d’auteur moderne est si récent que ça, à peine plus de deux siècles. Avant ça il y avait quand même de la création, et de la copie.
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Il ne faudra que deux années pour doubler cette durée à 10 ans post-mortem. En 1866 on décuplera la durée initiale en étendant le monopole à 50 ans après la mort de l’auteur. Ça ne s’arrêtera pas là.
Le lecteur attentif notera dans un coin que l’auteur étant par définition mort à ce moment là, l’explosion des durées post-mortem du monopole profite en réalité aux éditeurs et aux héritiers. On en reparlera.
Ce qui se dessine clairement dès le début c’est que ces ayants droit feront tout ce qu’il faut pour étendre la durée de leur monopole de façon à ce qu’il n’expire jamais.
Aux États-Unis, la loi qui étend à 120 ans la protection des œuvres collectives d’entreprise s’appelle loi Mickey Mouse suite au militantisme très actif de Disney dont les tout premiers dessins de Mickey allaient passer dans domaine public.
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En France on en est aujourd’hui à 70 ans après la mort de l’auteur, plus jusqu’à 14–15 ans pour prorogation de guerre le cas échéant. Le livre que j’ai écrit à 25 ans sera ainsi monopolisé quelque chose comme 130 ans. Mon arrière-arrière-arrière-petit-fils en profitera encore. C’est le fils de mon fils de mon fils de mon fils de mon fils (non il n’y a pas d’erreur). Du coup je l’ai appelé Bob.
La répartition des livres en vente par année de publication montre des livres récents, des livres très anciens, et… un énorme trou entre les deux. On appelle ça les indisponibles du XXe siècle. Des contenus qui ne sont plus activement exploités mais qui sont encore sous monopole donc inaccessibles au public. Ça devrait inciter à réflexion.
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Le monopole d’exploitation ne concerne d’ailleurs pas que les auteurs. Les producteurs d’enregistrements musicaux, par exemple, ont ce qu’on appelle un droit voisin sur l’œuvre et son exploitation. J’en parle parce qu’on y a encore ajouté 20 ans tout récemment, en 2011.
Des redevances et paiements indirects
Il n’y a de toute façon pas que la durée de ce monopole d’exploitation qui est en jeu. On parle aussi par exemple des redevances et gestions collectives diverses.
L’exemple le plus connu est probablement l’exploitation des œuvres musicales. C’est par exemple ce que paye une radio pour pouvoir diffuser de la musique mais on entend aussi souvent parler des factures envoyées aux écoles pour des spectacles de fin d’année ou quand les élèves ont chanté un au-revoir à un encadrant qui part à la retraite. Oh, en Allemagne on veut même faire payer les chorales d’écoles maternelles parce qu’elles exploitent les chansons. Oui je suis sérieux (et ils ne font qu’appliquer strictement les lois, rien de plus).
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Très connue aussi on a la redevance pour la copie privée. Vous avez acheté un mp3 sur votre ordinateur ? Le mettre sur votre disque externe, sur votre baladeur, sur votre platine de salon ou sur votre smartphone est une copie. Si vous copiez, même de votre PC à votre baladeur, vous devez payer pour compenser l’entorse au monopole de l’auteur.
Oui, je suis sérieux. Vous le payez sans le savoir à chaque fois que vous avez un appareil qui enregistre, un disque ou un espace mémoire quelconque. C’est 20€ de plus sur la facture pour un disque dur externe, 15 € sur votre smartphone, 25 € sur la capacité d’enregistrement de votre box Internet, 15 à 30 € sur votre baladeur mp3…
L’éditeur ou le producteur mettent des verrous qui empêchent les copies ? vous n’enregistrez que des contenus libres de droits ou vos photos de vacances ? peu importe, vous payez quand même.
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Il y en a d’autres. Les bibliothèques payent pour avoir le droit de vous prêter des livres. Les écoles payent pour que le professeur ait le droit de photocopier des extraits très réduits de certaines revues (qui se rappelle la campagne le photocopillage tue le livre et son superbe logo ?). Les magasins de photocopies payent d’ailleurs aussi. J’en oublie probablement des dizaines et je ne parle même pas des contributions obligatoires au cinéma ou à la création que payent certains acteurs comme les chaînes de télévision.
Une dernière que j’aime bien : Certains types d’œuvres d’art ont même un droit de suite, élargi en 2007. À chaque revente de l’œuvre par un professionnel, on prélève une partie des fonds pour la reverser aux ayants droit.
Malgré tous ces paiements indirects, il n’est toujours pas légal pour autant de partager sur Facebook une photo avec votre petit ami devant la Tour Eiffel éclairée (l’éclairage est soumis au droit d’auteur), ni de prêter à ce même petit ami votre livre numérique favori ou votre dernier mp3 acheté hier (piratage ! honte à vous !).
La lutte contre le piratage
Et puis il y a justement… la lutte contre le piratage. Ce n’est pas neuf, on en parlait déjà lors des lois de 1791/93. Les ayants droit ont hurlé à la fin du droit d’auteur à l’arrivée de la radio, à l’arrivée des K7 audio, à celle des photocopieurs, à celle des magnétoscopes et des K7 vidéo, à celle des graveurs CD et des graveurs DVD, tout autant à l’arrivée des baladeurs mp3 qui autorisaient la copie, et même plus récemment à l’arrivée des box internet qui enregistraient la TV (même si tout le monde le faisait déjà avec les magnétoscopes).
Les redevances dont j’ai parlé plus haut viennent de là. Aujourd’hui on a peur des smartphones, d’Internet, des moteurs de recherche et des liens hypertextes. Attendez-vous à payer.
Contre le piratage on a pourtant un arsenal digne de la lutte contre le grand banditisme. Depuis 2016, la contrefaçon (c’est le vrai nom du piratage) expose à des peines allant jusqu’à 5 ans de prison (7 ans de prison et 750 000 euros d’amende dans le cas d’une bande organisée), plus les dommages civils qui peuvent se compter au prix d’achat de tout ce qui est échangé. C’est plus que le vol ou la destruction de biens physiques, ou même que la provocation au suicide ayant entraîné la mort. Allez comprendre…
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Ce qui est vraiment gênant c’est que depuis quelques années on tente de contourner le système judiciaire jugé trop laxiste ou trop pointilleux et d’automatiser les actions.
On incite les éditeurs de sites à signer des chartes qui les engagent à supprimer les contenus sous droit d’auteur, voire effectuer une surveillance et détection automatisée à leurs propres frais.
Souvent ces robots sont incontrôlables. Ça touche la vidéo de votre fille de 3 ans qui danse sur une musique de fond. On a vu des vidéos supprimées parce qu’il y avait un chant d’oiseau et qu’un CD de chant d’oiseau présente des similitudes. Ça touche aussi les parodies ou les événements politiques retransmis en direct, et donc la liberté d’expression. Ironiquement ça touche même parfois ceux qui ont payé les droits de diffusion ou les ayants droit eux-même.
On incite de la même façon les prestataires de paiement à signer des chartes qui les engagent à refuser les paiement sur et vers certains sites reconnus comme source de piratage. La liste n’a aucune existence juridique et ne permet donc aucun recours concret. On l’a vue utilisée contre des sites légaux dans leur pays mais qui gênent les autres pays.
On est en train d’inciter les fournisseurs d’accès à signer eux aussi des chartes pour être proactif dans la lutte contre le piratage.
On pense aussi à la Hadopi. Si les millions d’euros consommés pour une poignée de condamnations peuvent prêter à sourire, il s’agit surtout d’un passage très officiel à une justice administrative aux mains de l’exécutif et sous impulsion des industries culturelles elles-mêmes, sous couvert d’être plus efficace. L’exemple est français mais le mouvement est mondial.
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L’envers du décor c’est aussi le droit d’auteur utilisé comme menace, voire comme arme. Il est utilisé pour faire dépublier des contenus qui ne plaisent pas. Il suffit que quelqu’un se présente comme un ayant droit sur un contenu pour demander à faire retirer des contenus du web.
Théoriquement l’hébergeur doit analyser la requête. Théoriquement les faux signalements sont punis par la loi. En réalité les retraits automatisés se font souvent dans le cadre de chartes et accords privés, et tout le monde s’en lave bien les mains. On a vu des cas très concrets où des majors ont fait retirer des contenus critiques et tout le monde s’en laver les mains ensuite.
Et les auteurs dans tout ça ?
Le plus navrant c’est que ça ne protège pas les auteurs, et c’est bien pour ça que je parle d’ayant droit depuis le début.
Le président du CNL (Centre national du livre) estime à moins d’une centaine le nombre d’auteurs qui vivent de leur œuvre. Factuellement ils sont moins de 3500 à être inscrits à l’Agessa (les auteurs professionnels), c’est à dire à avoir gagné d’une façon ou d’une autre au moins 8 500 € dans l’année, la moitié d’un SMIC brut. On compte là dedans ceux qui ont eu une bourse.
L’histoire n’est pas très différente dans les autres arts. On entend les musiciens et chanteurs dire que les CD ne leur apportent que de la visibilité pour faire payer des prestations live.
La réalité c’est que seuls quelques très rares auteurs vivant gagnent énormément. On pourrait presque les lister ici. Tous les autres ne prétendent même pas en vivre, et n’en vivront jamais.
Le jackpot est surtout touché par les grands éditeurs, les producteurs, et les héritiers des quelques auteurs gagnants. Ce sont ces ayants droit qui profitent des durées à rallonge, des droits annexes et des durcissements du droit d’auteur.
Les auteurs et leur pauvreté n’en sont plus que le prétexte. Les lois successives n’ont d’ailleurs pas changé grand chose à cette situation.
Ce que veut dire « renforcer le droit d’auteur » aujourd’hui
Vous croyez désormais comprendre la raison du « Oh non ! » quand on parle de durcir le droit d’auteur ? Naïfs…
Le présent n’est rien à côté de ce qu’on nous prépare. Je ne vais pas tout détailler alors je pose en vrac, sans être exhaustif :
- Rendre payant l’exploitation du domaine public
- Imposer une redevance pour faire un lien vers un contenu sous droit d’auteur sur le web, pour afficher une vignette ou quelques lignes de résumé, ou simplement pour indexer le web
- Étendre les droits voisins, ceux qui profitent aux éditeurs, aux producteurs, et à tous ceux qui gravitent autour des auteurs
- Renforcer les moyens de lutte extra-judiciaire contre le piratage
- Taxer les abonnements à Internet ou les entreprises du secteur pour financer les ayants droit
- Permettre que la numérisation des œuvres du domaine public fasse courir un nouveau droit d’auteur ou droit voisin
- Interdire la copie ou l’exploitation d’œuvres dans le domaine public détenues par l’État (par exemple dans les musées)
Pour donner un exemple de bataille perdue : Pendant ces dernières années et jusqu’à une décision contraire de la cour de justice européenne, l’éditeur a pu s’accaparer le droit d’exploiter la version numérique d’un livre du XXe siècle sans accord de l’auteur, et même sans l’en informer. Quand il l’a fait il a en même temps empêché quiconque de faire pareil, y compris l’auteur lui-même.
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Le droit d’auteur n’est nullement en danger, il se durcit même assez salement au fur et à mesure. Quand les ayants droit parlent de « protéger le droit d’auteur », voilà ce qu’ils entendent.
On ne parle pas que de financier. Affaiblir le domaine public c’est aussi affaiblir la création. Personne ne créé à partir de rien. Les œuvres s’inspirent des précédentes, s’inscrivent dans un cadre culturel, réutilise et transforment l’existant. Étudiez n’importe quelle œuvre et vous trouverez d’où elle vient. Réduire le domaine public c’est directement réduire la liberté de créer.
Cette direction ne profite finalement qu’aux actuels ayants droit, qui pourront faire étendre et entretenir leur rente au détriment du public mais aussi des créateurs à venir.
Se battre pour les communs
À côté de ça certains se battent pour faire reconnaître le domaine public dans les textes, et pas uniquement en creux du droit d’auteur. Cela permettrait d’empêcher son affaiblissement progressif.
On se bat aussi pour faire reconnaître des exceptions de bon sens comme permettre d’adapter les contenus pour les rendre accessibles aux personnes avec un handicap mais il y en a d’autres :
- Permettre le droit de prêt sur les contenus numériques dans les bibliothèques
- Permettre le prêt et la copie à titre privé de livres musique et vidéo avec des proches
- Permettre un droit de panorama (prendre en photo les monuments visibles dans la rue et de les publier sur un site genre Facebook)
- Permettre la numérisation des contenus sous droit d’auteur
- Permettre de contourner les dispositifs anti-piratage pour des usages explicitement garantis par la loi (oui, c’est interdit même dans ce cas)
- Éviter que l’éditeur d’un livre puisse à la fois exploiter la version numérique sans l’accord de l’auteur et empêcher qu’un tiers fasse de même (cette bataille on l’a perdue)
- Retirer les bridages géographiques (par exemple l’impossibilité d’acheter de nombreux livres français depuis l’Italie, ou de visualiser une vidéo qui est diffusée dans un autre pays)
Les travaux de la député européenne Julia Reda sont un bon commencement si le sujet vous intéresse.
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Je pourrais parler de la réduction de la durée du monopole d’exploitation mais plus personne n’y croit à moyen terme. Il faudrait renégocier des conventions internationales qui sont aujourd’hui quasiment impossible à faire bouger en ce sens (par contre rien n’interdit d’allonger les durées, voyez où est le piège).
Ça se fera peut être un jour, pourquoi pas revenir à 10 ans après publication renouvelables une fois (les œuvres qui rapportent significativement au delà de 20 ans sont quasi toujours déjà des œuvres à Jackpot sur les 20 premières années), mais ça ne se fera probablement pas de notre vivant à vous et moi. Ça demandera une vraie lame de fond dans l’opinion publique internationale. Tout ce que nous pouvons faire c’est amorcer la réflexion et faire prendre conscience des enjeux.
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En réalité nous avons parfois quelques micro avancées comme la possibilité de prendre des photos dans les musées nationaux (oui, des trucs si bêtes que ça) mais nous sommes bien loin de faire bouger les lignes. Nous avons déjà toutes les peines du monde à empêcher l’escalade infinie vers le durcissement du droit d’auteur. C’est déjà bien quand on arrive à freiner un peu.
L’idée même d’un wikipedia ouvert donne des boutons à tous ces ayants droits. À les entendre c’est l’archétype du mal. Voilà où nous en sommes.
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