Monsieur Pivot,
J’ai un profond respect pour le travail que vous avez effectué et que vous effectuez toujours autour de la langue, de la littérature et de l’écriture. Il y a un grand honneur à défendre des valeurs intemporelles tout en restant ouvert aux nouveautés. Aussi futile que cela puisse être, vous voir investir twitter de manière éclairée est rafraîchissant en cette période de clivage entre « le numérique est l’avenir » et « le numérique est dangereux ».
Quand je vous lis vouloir défendre la librairie ; je tends l’oreille. Tels qu’ils sont rapportés, vos propos récents m’ont fait trembler de tristesse.
« Nous avons toute une politique du livre que la ministre et le président du CNL ont raison de mener », observe le récent président de l’Académie Goncourt. Et à ce titre que pourrait faire l’Académie pour apporter sa petite pierre à ce grand édifice ? « En couronnant de bons livres. En couronnant des livres qui se vendent très bien », exulte, dans un franc sourire, Bernard Pivot.
« Regardez le dernier, [Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, publié chez Albin Michel], il en est à plus de 500.000 exemplaires ! » Selon les données Edistat, ce sera plutôt presque 300.000 exemplaires, en réalité. Mais on comprend l’idée. « Les libraires sont plutôt contents que l’on ait couronné un livre qui se vend à 500.000 exemplaires, plutôt qu’un livre qui se serait vendu à 50.000 exemplaires. Notre action elle est là, elle n’est pas ailleurs. »
Est-ce donc là toute la mission de la librairie ? Le meilleur soutien qu’on puisse apporter à la librairie est-il de sacraliser et d’ajouter des rubans rouges à ces livres qui se vendent si bien ?
On enterre là totalement la librairie, et le libraire encore plus profond. Si ces derniers n’ont pour seul rôle que de mettre en avant les meilleures ventes et d’en assurer la distribution, quel service rendent-ils ? Pourquoi n’irais-je pas au supermarché ou sur Internet pour acheter le même livre ? Je n’ai que faire d’un magasin dédié si c’est uniquement pour acheter les meilleures ventes.
Si notre seule vision de la librairie est une autorité qui décerne les disques d’or en fonction de leurs ventes passées ou probables afin de mieux accrocher des médailles aux livres dans les vitrines des librairies, c’est certain que le numérique n’a pas sa place. On aidera encore quelques temps les libraires à attirer les badauds, mais ils finiront par mourir par manque de valeur ajoutée pour le lecteur.
Je vous pensais défenseur de la littérature. Les meilleures ventes en font partie, incontestablement. Sauf à considérer que tous les lecteurs sont des imbéciles, on peut même affirmer que les fleurons de la littérature se retrouveront le plus souvent dans ces meilleures ventes.
Maintenant, où sont la découverte et le conseil ? Où est le soutien à la richesse et l’étendue de la littérature ? aux coups de cœur, à la capacité d’avoir en stock justement autre chose que les cinquante meilleures ventes qui seront primées ? Où est la capacité de livrer à domicile ? Comment renouveler l’interaction entre le libraire et le lecteur à l’heure où la communication passe de plus en plus en ligne ? Comment la librairie peut-elle participer à l’arrivée du numérique et y apporter sa valeur ?
Voilà les questions que j’aurais aimé vous voir aborder. Ajouter un prix littéraire de plus à un paysage qui n’en compte que trop, cela ne va que renforcer le fossé entre l’offre librairie et les attentes des lecteurs. Le TOP 50 n’a jamais aidé les disquaires à vivre leur mutation, il les a au contraire enchaînés dans un modèle totalement déphasé par rapport à leur époque.
À l’inverse, si on voit le libraire comme un prescripteur, quelqu’un qui découvre, fait découvrir, qui conseille, y compris et surtout justement en dehors des sentiers battus et des grands prix littéraires pour lesquels personne n’a besoin de lui, quelqu’un qui sait trouver le livre adapté au lecteur en fonction de son caractère et d’un échange sur la littérature, alors peut-être que nous aurons une vraie défense de la librairie à long terme.
Et dans cette vision, on se moque bien que le livre soit en papier et en numérique. Par contre le numérique peut apporter des formats différents. Il peut permettre de remettre les nouvelles et les textes courts au goût du jour. Il peut permettre de publier des ovnis littéraires qu’il serait risqué de publier immédiatement en papier.
« Oh, je ne crois pas. À mon avis non. Nous lisons des livres sur papier. Les bons livres… ils peuvent être numériques… mais ils seront toujours sur papier. Je ne crois pas à cette histoire du livre qui ne serait que numérique et qui n’aurait pas de version papier. Je ne crois pas du tout à cela. »
Je vais prendre le contre-pied. Les bons livres… ils peuvent être sur papier… mais ils seront toujours en numérique. Tout simplement parce qu’il n’y a aucune raison pour qu’un bon livre ne soit pas publié aussi en numérique.
Par contre le numérique et son faible coût de publication peuvent entrainer un foisonnement, une richesse qu’on n’a jamais vus en papier et qu’on ne pourra jamais voir. Il s’agit de la littérature ouverte à tous pour la lecture mais aussi pour l’écriture. Il y aura du mauvais, voire du très mauvais, mais il y aura aussi du bon voire du très bon qui n’aurait pas éclos sans cette facilité.
Le numérique c’est aussi la possibilité de renouveler les formats en publiant des nouvelles et formats courts, oubliés des librairies et des éditeurs. C’est aussi la possibilité de sortir tant de textes trop risqués en édition papier, de la poésie au nouveau roman en passant par des ovnis trop décalés pour imaginer les mettre en tête de gondole dans les magasins.
Nous avons eu une grande révolution en passant des livres recopiés manuellement à l’imprimerie, une petite révolution avec l’avènement du poche. Chacune a permis d’élargir la littérature, sa diffusion, et sa richesse. Ce que le numérique promet, c’est un élargissement d’un ordre de grandeur supérieur.
Personne n’en veut au papier, pas plus que le poche n’a fait disparaître le grand format, mais si on enseigne aux libraires que là n’est pas leur avenir, ils vont se contenter de faire du commerce d’arbres morts découpés en fines lamelles, plus ou moins mis en avant en fonction du nombre de leur passages à la TV ou de médailles littéraires… et finir par mourir.
Permettons-leur de ne plus vendre du papier mais de conseiller de la littérature. Là non seulement le support n’est pas primordial, mais il est évident qu’il y aura un bouillonnement dans le numérique qu’il serait suicidaire de laisser à Amazon.
Laisser un commentaire