Aphantasie. C’est le mot de cette fin de semaine.
Je pourrais vous dire que je découvre ma différence mais ce serait mal résumer la situation. Je réalise que *vous* pensez différemment.
Je réalise que vous avez des images en tête, plus ou moins précises, parfois même de la musique. Je réalise que quand on vous dit de visualiser une plage dans votre tête, c’est à prendre au sens littéral et pas une figure de style. Je réalise que l’expression « voir » quelque chose dans le sens de « comprendre » ou « imaginer » ne vient pas de nulle part. Je me rends compte que les films ou séries TV avec le héros qui se fait des films comme Scrub ou Ally McBeal ne sont pas autant un exercice narratif que je l’imaginais.
Bref, j’ai pris une bonne claque dans la figure et ça va révolutionner ma vision de beaucoup de choses. Je découvre juste que 98% des gens réfléchissent autrement. Pas uniquement différemment au niveau du processus, mais aussi presque avec d’autres sens que les miens. Imaginez un daltonien à qui vous apprendriez à 38 ans qu’en fait il y a deux couleurs distinctes derrière le rouge et le vert, et que c’est juste évident pout tout le reste du monde.
Tout est parti de Sara qui m’a donné le récit de quelqu’un qui faisait la même découverte. Lisez-le. Je crois que je pourrais quasiment l’avoir écrit à sa place. Comme on m’a posé plein de questions, je vais tenter de résumer plus ou moins (mais lisez le lien tout de même) :
Non, quand on me demande de visualiser une plage, je ne visualise pas une image de plage. Je sais ce qu’est une plage. Si on me demande de dire de quelle couleur est le sable, je vais simplement choisir arbitrairement une couleur dans les couleurs que je sais possibles pour le sable d’une plage. Je peux construire tous les éléments un à un, les avoir à l’esprit, les manipuler, mais je n’aurais pas plus d’image (ou de son). Je gère des concepts et des informations, mais pas une image. Jamais, quand bien même je le voudrais (du coup j’ai essayé).
Ce n’est pas une cécité intellectuelle pour autant. Je peux garder la dernière image en tête quelques centièmes de secondes voire quelques secondes en me concentrant quand je ferme les yeux, comme en persistance rétinienne. Je suis cependant incapable de revenir en arrière même d’une seconde ou de voir un autre angle, c’est une image fixe.
Je peux aussi, en me concentrant, visualiser une image, une photo, un panneau, un dessin fixe que je vois régulièrement ou dans une situation forte. J’ai l’impression de pouvoir le faire avec un nombre extrêmement limité d’images, mais j’attribue plutôt ça à ma mauvaise mémoire qui filtre très fort tout ce qui n’est pas jugé « utile » (donc tout ce qui n’est pas pure information). Je vois ces images sans précision (je pourrais dire de façon floue mais ce serait une description trop imagée de ce qu’il se passe) et généralement pas longtemps mais je les visualise quand même.
En conséquence je ne sais pas visualiser les paysages, les bâtiments ou les visages, même des personnes très proches ou les lieux que je vois tous les jours, parce qu’ils n’ont pas une image fixe unique et fortement imprimée.
Je devrais nuancer un peu : De mes expériences j’ai l’impression de pouvoir avoir quelque chose si j’essaye de visualiser le couloir ou l’escalier de la maison de mes parents. Ca reste tellement évanescent et peu clair que je n’ose pas dire que j’y arrive mais il y a quelque chose. Je pense que c’est justement parce que le plan de vision est toujours le même, assez pour que ça puisse s’imprimer comme une image fixe.
Du coup je n’ai pas le visage des gens, leurs expressions, même de ma femme et de mon fils, mais je peux me rappeler une photo où ils sont, parce que cette dernière était sur ma table de nuit pendant longtemps. C’est assez perturbant de me dire ça.
Pour la même raison, je sais visualiser un triangle (j’ai du essayer longtemps et plusieurs fois pour que ça vienne). Toujours de la même façon : Si je force, je peux voir un tracé géométrique. Il est toujours le même, avec les sommets notés A B et C. Ça ne fonctionne pas avec les autres formes géométriques et je n’ai aucune possibilité de le colorer ou de le déformer. Du coup je suppose que je me rappelle surtout un dessin vu mille fois à l’école, plutôt qu’une mise en image de mes pensées.
Hier je disais que je n’ai pas l’impression de rêver en images non plus. Je n’ai pas tendance à me rappeler mes rêves, et surtout je ne m’étais jamais posé ce genre de questions – n’imaginant pas que les autres puissent être différents. Est-ce que je récolte des informations qui me donnent une émotion ou est-ce que j’ai des images ? L’endormissement d’hier me laisse la question ouverte. Peut-être que les rêves ont un peu plus que l’inventaire d’informations brutes que j’ai dans mon flux de pensée conscient. Difficile à dire.
Je n’ai pas plus de musique, d’odeurs ou de paroles. Je sais avoir des « ta ta tata » dans ma tête si je veux me rappeler une musique, mais pas différemment de si j’essaye de fredonner (ne me le demandez jamais, c’est horrible). En fait c’est un peu comme si j’essaye de me parler dans ma tête. En aucun cas je ne peux rejouer ce que j’ai entendu, ou me le remémorer ainsi (mais je saurais reconnaitre si ce qu’on me joue est la même musique que j’ai déjà entendu).
Je n’ai pas non plus de sentiments qui reviennent en surface. Ou plutôt ils ne sont pas rejoués ou visualisés. Me rappeler d’une situation (mal)heureuse passée ne me rend pas (mal)heureux maintenant. En fait je ne comprends même que ça puisse être le cas.
Je peux repenser à quelque chose qui me stresse ou qui me rend triste et ressentir cette émotion mais ce ne sera pas un rappel de l’émotion passée : Ce sera que la situation me stresse ou me rend triste encore maintenant. Ce sera le sentiment présent d’une réflexion présente.
Je me rends compte que vous êtes capables, à des degrés divers, de vous rappeler le visage d’un être aimé, une situation heureuse. Je peux me rappeler les détails, les concepts, l’information que j’ai été heureux, je ne peux pas rejouer le passé. Quelque part, de ça je suis un peu jaloux.
* * *
Mais comment tu fais pour dessiner ? pour préparer tes photos ?
Je dessine. Je sais où est placée l’oreille d’un chat alors je l’y mets. Je n’ai pas besoin d’un modèle mental pour ça. Je n’ai pas d’image mentale à recopier. Peut-être que ça peut expliquer en partie pourquoi je suis incapable de faire des dessins qui ressemblent à quelque chose mais je crois que si je dessine mal c’est surtout suite à un manque de pratique et d’exercice quand j’étais jeune. Je crois assez peu au « don » : Les gens qui dessinent bien ont surtout beaucoup de pratique, ou de la pratique très jeune.
Pour les photos j’essaye. J’imagine des choses, je teste, je vois ce que ça donne. Ça peut aussi expliquer pourquoi je sors des centaines de photos par séance mais là aussi je me garderais bien de sauter aux conclusions et aux excuses faciles.
Et quand tu lis un roman ?
Même chose. J’ai des informations, pas une image. Si tu ne me dis pas comment est habillé le héros, je ne comble pas ce manque. En fait je ne le vois pas même pas comme un manque. Ça peut aussi tenir au fait que j’ai une lecture plus proche de ce qu’on appelle la lecture rapide que d’une lecture séquentielle. Je scanne plus que je ne lis, je prends les informations qui me semblent utiles à ma compréhension. Je ne lis même pas toujours les pages de haut en bas (oui, il m’arrive de scanner de bas en haut, quitte à reprendre un passage plus classiquement ensuite), et il m’arrive de lire très vite une page, puis d’y revenir le temps d’un coup d’oeil tant de repartir vers l’avant, inconsciemment. Le résultat c’est qu’il est tout à fait possible que je ne sache pas que le personnage est roux alors que c’est marqué partout, simplement parce que ça n’a pas servi dans l’histoire. Généralement je ne sais même pas dire comment s’appelle le héros (mais je saurais reconnaitre le mot s’il est écrit quelque part).
Ne vous trompez pas. J’ai de l’imagination. Plein (trop). Je lis d’ailleurs essentiellement de la SF et de la fantasy, et j’aime ça. Je dévore les livres quand je suis dans mes périodes « lecture ». Visiblement (le terme est amusant) j’intègre juste ça différemment d’autres personnes. Savoir ce qui tient de ma façon de lire et de l’aphantasie est difficile à dire. Possible d’ailleurs que les deux ne soient pas totalement indépendants mais là aussi je me garderai bien de sauter aux conclusions.
* * *
Je crois que la question la plus difficile c’est « mais comment fais-tu ? ». Je pourrais la retourner : Comment faites-vous ? Comment faites-vous pour visualiser des images, mais aussi comment faites-vous pour ne pas concevoir des choses sans y attribuer d’image, de son ou d’émotion ? Si je vous donne un concept mathématique ou intellectuel, comment faites-vous ? Quelle image vous vient quand je vous parle d’aphantasie ? Si vous y arrivez, pourquoi avez-vous besoin d’une image pour tout le reste ? Comment ce fait-ce que ça ne perturbe pas votre pensée ? Est-ce que ça ne vous donne pas en permanence des biais sur tout et tout le temps puisque vous avez déjà une image construite de ce dont vous parlez ?
Allez décrire la vision à un aveugle, la différence entre rouge et vert à un daltonien… Pire, demandez à un daltonien de décrire ce qu’il voit à la place du rouge. Ça n’a juste pas de sens. Qui sait, peut-être que déjà à la base chacun met le même nom sur la couleur mais la perçoit de façon différente.
Vous voyez la difficulté à décrire ? Je ne suis pas plus capable de vous expliquer comment je pense que vous n’êtes capables de me l’expliquer. Il faudrait avoir vécu les deux situations pour savoir réellement pousser les choses loin. Ce que j’essaie de décrire plus haut est probablement biaisé et un peu vantard aussi à cause de ça : Je m’imagine des choses sur ce que pourrait être une autre façon de penser, et je ne sais pas le concevoir.
Je ne me place d’ailleurs pas forcément dans la position du daltonien. Si j’osais, j’ai plutôt l’impression de vous ranger dans ces élèves qui ont besoin de bouger les lèvres pour oraliser ce qu’ils lisent quand un adulte peut internaliser sa lecture sans même subvocaliser. Mais… n’est-ce pas une pirouette pour me trouver exceptionnel et tourner ce qui m’arrive comme un avantage ?
Si vous avez des questions, cependant, n’hésitez-pas, mais pensez bien qu’il va aussi vous falloir expliquer comment vous vous pensez, et ne pas simplement voir ça comme un manque chez moi. C’est différent, pas juste quelque chose en moins.
Laisser un commentaire