Note habituelle : Ces réflexions sont personnelles et totalement indépendantes de mon employeur, ce d’autant plus qu’elles relèvent de pensées préalables à l’élaboration d’une opinion et ne constituent pas encore un avis éclairé de ma part. Il s’agit de toutes façons de réflexions à chaud, qui peuvent évoluer et même s’inverser avec le temps.
Tout part d’un petit tweet de @karlpro qui assiste au Book Camp Montreal :
« des auteurs au forfait payés par l’éditeur » #bcmtl
Payer au forfait
Pour moi c’est quelque chose qui prend son sens dans le modèle économique. Il semble qu’au moins aux États Unis l’abonnement soit vu comme le modèle qui prédominera à l’avenir. Comment payer les auteurs à l’usage tout en faisant payer les lecteurs au forfait ? La musique s’est déjà pris les pieds dans le tapis là dessus. Il faut adapter ou changer le modèle, c’est un fait.
L’idée de payer les auteurs au forfait me semble à priori attirante. Elle ressemble beaucoup plus au mécénat qui dans l’histoire a permis de développer les arts bien plus que notre système commercial actuel.
L’auteur a une rémunération garantie pour peu que sa création ait de la valeur (donc soit acceptée par l’éditeur ou le distributeur). Il peut se concentrer sur ce qui lui semble avoir du sens et pas uniquement sur le pur consensuel qui fonctionne à tous les coups. Il peut aussi prendre plus de risques, tenter de l’innovant, du différent, essayer. Oh, il peut le faire aussi dans le modèle actuel mais cela joue avec son confort et celui qu’il offre à sa famille.
Contrairement ce que dicte l’intuition, cela n’empêche pas l’auteur de devenir riche ou de se distinguer suivant son talent. Si demain un Harry Potter débarque, il est clair que l’auteur pourra négocier son forfait à la hausse, formidablement. Parler de forfait n’implique pas qu’il s’agisse d’un prix unique.
En revanche, oui, cela veut dire que l’auteur travaille pour lui même, et sauf à étaler le forfait dans le temps, ça arrête les délires de droit d’auteur qui courent pour les arrières petits enfants de l’auteur. Là il y a un changement profond d’équilibre du droit d’auteur, mais il m’apparaît plutôt comme positif.
Quelles alternatives
Visiblement cette idée ne plait pas à tout le monde, en tout cas pas à @fbon. Le problème c’est que les alternatives me font peur. Karl soulève dans un tweet que quelqu’un a soulevé l’idée de tracer les adresses IP des différents accès pour déterminer les rémunérations. François imagine lui de tracer le nombre de pages lues pour chaque auteur.
J’avoue trouver hallucinant que de telles options soient envisagées, et que des gens si proches du numérique comme François ne voient pas le danger et ne comprennent pas à quel point cela empièterait sur les droits des lecteurs.
Tracer quel client accède à quel livre et le stocker en historique pose déjà en soi des problèmes de libertés publiques. C’est la porte ouverte à beaucoup de dérives possibles quant à l’utilisation de ces données. En d’autres époques ou d’autres pays, cela pourrait mener à une véritable chasse aux sorcières idéologique. Je n’ai pas assez confiance en l’avenir pour croire que de tels périodes ne peuvent pas revenir.
L’historique des commandes est une chose. L’historique des prêts est déjà plus litigieux mais peut rester compréhensible. L’historique des adresses IP on commence à toucher là à un réel coup à ma vie privée et à des dérives sérieuses : On ne touche plus à au moyen de paiement et à une adresse email anonyme mais à un détenteur d’accès, au lecteur, à ses amis, etc.
Le délire serait pour moi d’aller encore plus loin à la page lue. Que l’éditeur ou l’auteur accède à quelles pages je lis ou je ne lis pas sur chaque livre ? Comment des gens du milieu culturel peuvent imaginer cela ? Je n’ose penser à une Chine où un censeur irait vérifier combien de pages j’ai lu du livre rouge, ou un pays plus totalitaire si j’ai fini ou pas tel ou tel ouvrage jugé subversif, voire un pays plus « démocratique » si j’ai lu plus ou moins complètement tel livre contestataire, politique, ou subversif.
Oh, on peut, comme François, penser à des statistiques anonymes, mais pour qu’un tel système soit solide et ne puisse pas être détourné, il faut que l’anonymisation soit faite par le collecteur, qui lui connaît bien le détail et est exposé aux dérives. Pire, cela impose que chaque logiciel de lecteur espionne le lecteur, et embarque donc des sondes pour savoir ce que je fais sur mes livres pour ensuite cafter à un tiers sans me le dire.
Pire encore, pour imposer un tel système sur les logiciels de lecture, il faudra un DRM encore plus dur que celui d’Adobe. Est-ce vraiment là que nous souhaitons aller ?
Ce n’est souhaitable ni techniquement, ni pour nos libertés.
Quelles solutions
Je ne sais pas si François est représentatif des auteurs. Je veux pourtant bien le croire, tellement chacun aspire à ne pas être dépendant d’un salariat.
Et puis la forfaitisation ne favorise pas l’émergence de nouveaux auteurs, ou d’auteurs qui sont dès le départ non-consensuels ou dérangeants. Il faudrait d’abord être dans le système au départ pour se le permettre. Le numérique, vendu à l’unité, permet cela, puisque personne ne peut m’empêcher de publier, vendre, et réussir à toucher mon public.
Alors quoi ? Peut être un mélange des deux modèles, peut être quelque chose qui reste à inventer, peut être même du mécénat qui viendrait directement du lecteur, via un système de don ou un système de « j’aime » qui décide de la péréquation à adopter par le distributeur.
Ce qui est certain pour moi c’est que l’idée même qu’un tiers espionne le nombre de pages lues d’un livre me donne de réels boutons. Il ne manquerait plus que la webcam de la tablette interprète mon visage pour décider si je souris ou si je semble me prendre la tête.
3 réponses à “Rémunération des auteurs de livres”
Bonjour,
des droits d’auteurs forfaitaires sont tout à fait possibles en France dans le cadre du Code de la Propriété Intellectuelle (article L131-4) : « Est également licite la conversion entre les parties, à la demande de l’auteur, des droits provenant des contrats en vigueur en annuités forfaitaires pour des durées à déterminer entre les parties. ». En revanche, ce mode de rémunération ne change en rien le « délire », la durée de la protection du droit d’auteur.
Abonné à l’année à publienet, je ne vois pas en quoi je courrai un danger : car enfin, qu’est-ce que ça change pour moi en tant que lecteur par rapport à une bibliothèque municipale ? Là aussi l’État pourrait tracer ce que j’ai pu lire : j’ai l’impression que le numérique n’est ici qu’un prétexte pour un problème beaucoup plus général de libertés publiques. Autrement dit, l’État peut tout, s’il le veut.
Enfin dernier point : ne me gêne pas que l’auteur soit rémunéré à la fois au pourcentage sur les ventes et au forfait, même si je suis moi-même abonné ; là encore, je n’y vois pas quelque chose qui lèserai mon droit de lecteur .
Merci pour la précision légale.
Pour ce que ça change avec une bibliothèque municipale quant à la trace des livres empruntés : Probablement rien, effectivement. Mais il s’agit encore (autour de moi) d’un usage mineur par rapport au marché du livre. En d’autres termes le risque est circonscrit. Si à l’avenir c’est l’essentiel des lectures qui deviennent tracées, le risque devient plus important et mérite d’être discuté. Comme j’ai pu dire sur twitter en suite de ce billet : Il s’agit de discuter des implications pour les comprendre et décider du rapport bénéfice/risque au niveau de la société. Pour ce qui est de la liste des livres ça ne me semble anodin mais je n’y suis pas opposé par principe.
Là où je trouve que ça va trop loin c’est si le tiers peut connaitre les pages que je lis ou pas (ce que la bibliothèque n’a pas), et surtout, si ça devient un modèle principal. Que tel ou tel distributeur l’utilise pour son streaming tant que derrière il y a la possibilité d’avoir des ePub plein et entiers, et que ce streaming reste « petit » dans le marché général du livre : et bien on peut l’essayer (comme les bibliothèques)
Là où tu as raison c’est que c’est effectivement un problème beaucoup plus général de libertés publiques (mais pas spécifiquement liées à l’État). J’ai le même avec Google, Facebook, ou plus généralement avec le fait que je paye désormais quasiment tout par carte bancaire et donc que ma banque a des traces de tout ce que je fais (limitées mais des traces tout de même), avec certains traceurs publicitaires, avec le traçage de mes empreintes digitales, les fichiers ADN, etc. Il ne s’agit pas d’un refus et d’une parano globale (j’utilise Google, quasi exclusivement ma Visa) mais il est important pour moi de bien rester conscient et de savoir où placer ma limite en fonction des besoins et des bénéfices attendus. Ce traçage d’une lecture à la page n’est qu’un élément parmi d’autres.
Cela ne me gêne pas non plus (ou pas forcément) que l’auteur puisse être rémunéré totalement ou partiellement au forfait, ou à la page, ou à quoi que ce soit. Ce qui me gêne c’était la fuite d’informations du lecteur. S’il n’y avait pas ce problème, la question me serait beaucoup moins personnelle et je ne sais pas si j’aurai mon mot à dire.
Mes pensées évoluent, et c’est une bonne chose, mais au final je reste dans le flou. Je ne renie rien de ce que j’ai pu dire plus haut il y a deux mois, mais je commence à me dire que la position de François Bon n’est pas si mauvaise pour autant pour de la location (ce qui reste un usage réellement pertinent). Il me reste à concilier les deux, ce qui ne risque pas d’être facile mais qui peut, je l’espère, faire sortir quelques idées.
L’idéal pour tout consacrer est de faire un abonnement de type « lecture à volonté » mais où les livres récupérés sont considérés comme achetés, donc gardés en fin d’abonnement, et de payer les auteurs au pro-rata de notes données par les lecteurs.
Reste que ce n’est pas idéal : Personne n’est honnête, même pas avec soi-même, et j’ai peur de l’effet Arte où tout le monde trouve ça génial officiellement mais en réalité regarde le jeu télévisé de TF1. Parfois on a trop envie de récompenser et payer les petits alors qu’on profite des mêmes soit-disant gros. Ce peut être vu comme un effet de solidarité, mais j’ai peur que ça soit si important que ça tourne à l’injustice.