Elle renverse son dessert sur sa jupe toute neuve. Hugo lui lance le désormais fameux « elle a la tremblotte, c’est tremblottine ! » avant que tout le monde n’en rie de bon cœur. Elle aussi. Pas de réelle méchanceté, juste de l’humour, même si un peu bête.
On parle de tremblottine quand quelqu’un rate un jet évident au sport ou quand quelqu’un fait tomber quelque chose à terre. On en fait même des blagues, certaines assez drôles et bien pensées, d’autres basiques mais qui fonctionnent quand même.
C’est de l’humour, et personne ne cible vraiment Juliette, mais tout le monde fait quand même référence à elle.
Au fur et à mesure c’est vécu comme du harcèlement, même si personne n’a cette intention. Elle ne peut plus échapper à l’évocation du personnage qui a été créé à côté d’elle. La petite Juliette a bien tenté d’y mettre le holà mais elle s’est vite fait rétorquer que ce n’était que de l’humour, qu’elle devait accepter le second degré.
Depuis, les élèves ne la choisissent plus au sport pour constituer les équipes. Même l’institutrice et les parents ne font plus appel à elle quand ils ont besoin d’un volontaire pour une tâche délicate. Elle n’est pas plus mauvaise qu’une autre en sport et est même plus attentionnée que la moyenne, tout le monde le reconnait quand on le demande sérieusement, mais l’inconscient joue à plein.
L’année dernière elle a perdu tous ses moyens sur une tâche d’adresse à réaliser devant une foule, parce qu’elle s’est mis une pression forte à devoir prouver qu’elle n’était pas tremblottine… ce qui a justement montré le contraire a ses camarades.
Aujourd’hui elle évite de se mettre dans une telle situation. Même si elle sait que c’est juste une étiquette, elle a intégré qu’elle n’est peut être pas aussi adroite que les autres, qu’elle n’a pas forcément matière à viser les travaux d’adresse. De toutes façons on ne lui donnerait pas, pas sans qu’elle prouve deux fois plus que les autres qu’elle y a droit.
Aujourd’hui, non seulement elle n’est pas adroite, mais en plus elle manque d’humour.
Nous avons tous connue un ou une tremblottine à l’école, ou quelle que soit la moquerie en jeu. Certainement plusieurs même. Nous ne faisons pourtant pas mieux à l’âge adulte. Nous passons juste à une autre échelle, mieux acceptée, moins personnelle.
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J’ai vécu des années sans comprendre, rejetant ceux qui expliquaient jour après jour, parfois patiemment et poliment. Il est tellement facile de croire que ce sont les autres qui ne comprennent rien.
Depuis que le cap de la compréhension est passé, j’ai beaucoup de compassion pour ceux qui continuent, inlassablement, à tenter d’expliquer encore et toujours la même chose, avec patience. Merci à vous, féministes, d’avoir fait entrer ça dans ma caboche il y a quelques années, à force de répétition et de calmes explications polies. Je ne sais pas si j’aurais eu votre courage.
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Est-ce de l’humour, du second degré ? Peu importe. C’est une réponse à côté de la plaque. Personne n’est là pour juger si c’est drôle ou pas. Le problème c’est de renforcer toujours la même fausse image jusqu’à en faire un harcèlement, même s’il est involontaire. Les dommages humains sont réels, et absolument pas aussi légers que la bonne blague.
On peut certes rire de tout, mais on a aussi une responsabilité quand on renforce encore et toujours les mêmes faux stéréotypes, quand outre l’humour on contribue aussi au harcèlement. L’impact est réel, concret, durable, bien plus que le sourire obtenu pendant 5 secondes.
Il y en a aussi quelques uns sur les bruns et les hommes ? Possible, mais pas autant, et c’est surtout oublier que le même mot d’humour n’a pas du tout la même portée et le même impact quand il s’applique au dominant ou au dominé.
Notre droit à rire de tout est-il vraiment plus important que leur droit à vivre sans harcèlement, préjugé ou discrimination, quand bien même ce serait involontaire et inconscient ? Finalement, c’est un peu ça la question.
Si je ne rigole pas à ces blagues, si je soutiens l’agaçant personnage qui parle de sexisme, si moi même je joue les rabats-joie, ce n’est pas une question d’humour ou de second degré, c’est une question de société dans laquelle je souhaite vivre.
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Je ne suis pas d’accord avec tout, surtout sur les solutions à apporter. Je fais aussi mes erreurs, ai parfois des mots malvenus. Je ne suis pas forcément meilleur qu’un autre.
Parfois je les regrette rapidement. Parfois je refuse de voir et d’entendre. Pouvoir être léger en restant aveugle au reste est tellement confortable…, surtout quand on est soi-même bien à l’abri. Il m’arrive même probablement de parfois rejeter ceux qui me le font remarquer, ces gens patients et courageux. J’espère juste que c’est de plus en plus rare.
On ne sort simplement pas d’un claquement de doigts d’une ornière construite pendant des années. On y revient dès qu’on ne fait pas attention. L’important pour moi est déjà de chercher activement à en sortir.
Je n’ai aucun dédain à casser le rire. S’il me manque trop souvent le courage de ne pas laisser faire, au risque de partir dans une trop longue embrouille, je n’ai au moins simplement aucune envie de participer. Laissez-moi ça.
J’admire ceux qui réagissent et expliquent, de façon constructive polie et patiente, tout en sachant qu’ils vont quand même passer pour les casse-pieds de service, pour ne pas dire pire. Merci à eux. Merci à vous.
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