Le Sénat a voté ces dernies jours une proposition de loi sur l’édition sous forme numérique des livres dits « indisponibles », c’est à dire de ceux qui n’ont pas fait l’objet d’exploitation commerciale par un éditeur, et dont la publication date d’avant 2001.
Un des problèmes principaux de la transition vers le numérique c’est que le catalogue est trop faible. Les anciens contrats ne comprenaient pas de clause en rapport avec le numérique. Il faut trouver et recontacter les ayants droits, donc certains ne sont plus trouvables, puis négocier les droits numériques.
Bref, l’intention est louable mais la faisabilité reste discutable, et la proposition contestable. (attention, c’est long)
La procédure
- On inscrit les œuvres indisponibles dans une base de données. Après 6 mois, si l’auteur n’a pas indiqué son opposition, c’est une société de perception et de répartition qui récupère le droit d’exploiter la version numérique de l’œuvre (en cédant les droits pour des durées renouvelables pouvant aller jusqu’à 5 ans).
- Si l’auteur ne s’oppose pas à l’exploitation dans les 6 mois, il perd la possibilité de le faire par la suite.
- Dans les mêmes délais, l’éditeur ayant les droits sur le papier peut s’opposer à l’exploitation par la société de perception. Il doit alors exploiter lui-même l’œuvre dans les 2 ans (ce qui veut dire contractualiser explicitement avec l’auteur).
- L’éditeur ayant les droits sur le papier se voit de toutes façons proposer un droit d’exploitation exclusif pour 10 ans sur le livre.
- Si l’éditeur et l’auteur se mettent d’accord (ou l’auteur seul s’il prouve qu’il est le seul à détenir les droits sur le papier), ils peuvent faire opposition à l’exploitation numérique même après les 6 mois mais :
- L’éditeur a alors l’obligation d’exploiter le livre sous forme numérique
- L’exploitant actuel a le droit de continuer son mandat jusqu’à terme (qui peut donc être de 5 voire 10 ans)
- Si les ayants droits auteur ne sont pas retrouvés en 10 ans, l’exploitation du livre devient gratuite et non exclusive.
Le projet de loi est un peu spaghetti avec des renvois dans tous les sens pour référence. Il en résulte des situations qui sont pour moi ambiguë. Je vous encourage à me donner votre interprétation si elle diffère de la mienne.
Un délai d’opposition intenable
Le (2) est à mon avis la plus grande arnaque. Il n’y a là aucune obligation à joindre l’auteur les ayants droit, et le fait d’avoir un délai d’opposition si court est vraiment de nature à exclure les auteurs de toute la procédure. C’est à ces derniers d’aller consulter la base de leur propre chef plusieurs fois par an, au cas où. À défaut, l’auteur perd quasiment toute capacité d’opposition ou de choix.
À défaut de mieux, un délai de 12 mois serait un minimum. Vu la faible implication des éditeurs pour négocier des droits numériques ou publier en numérique ces dernières années, on ne peut pas imaginer que 6 mois de plus pour des livres de plus de 12 ans serait un réel problème.
Mais surtout, c’est une obligation de moyen plus forte pour retrouver les ayants droit et les informer de la procédure avant expiration de son délai d’opposition me semble indispensable. Pour le même prix, forcer l’éditeur papier à communiquer toutes les informations à même d’aider me paraît nécessaire. Ils n’y sont nullement contraints et comme il s’agit de données personnelles je ne suis même pas certain qu’ils en aient actuellement le droit.
Il aurait suffit que le délai de 6 mois ne courre qu’après information des ayants droits, ou à défaut après la fin d’une recherche raisonnable infructueuse. Ça n’aurait pas changé sérieusement le fond du système, tout au plus cela aurait allongé un peu le délai initial. Par contre nous aurions eu un réel exercice du droit d’auteur, que tout le monde déclare pourtant vouloir défendre.
Une rémunération qui avance doucement
Côté rémunération des ayants droit, le passage « Le montant des sommes perçues par un auteur au titre d’un livre ne peut être inférieur au montant des sommes perçues par l’éditeur » laisse un arrière goût positif. La marge du distributeur étant de l’ordre de 30 %, cela laisse 35 % pour l’éditeur et 35 % pour l’auteur.
Il est bien qu’on ait dépassé les 8 à 15 % habituels dans le papier, parce que les coûts ne sont pas les mêmes. Ceci dit on trouve des éditeurs numériques aux États Unis qui proposent 50 % aux auteurs, sur des livres à paraître.
Ici nous sommes donc à bien moins, et comme le livre est déjà sorti, il n’y a plus d’accompagnement à faire avec l’auteur, pas de phase de relecture, pas de phase de correction. Comme en plus les éditeurs connaît les ventes passées, on peut penser qu’ils choisiront les livres qui sont assurés de fonctionner commercialement.
Si je devais caricaturer je dirai qu’il ne reste presque plus qu’à convertir le fichier MS Word en ePub. Même si le résultat est dégueulasse, certains services offrent le scan vers ePub d’un livre papier pour 1 $.
Les faibles coûts éditeurs justifient un équilibre différent et plus favorable à l’auteur. Bref, 35 % c’est bien mais on aurait pu prévoir plus sans léser qui que ce soit. Une révision régulière de cet équilibre par un accord de branche me semble indispensable pour suivre le marché.
Une place privilégiée pour l’éditeur historique
L’éditeur papier a la primeur de l’exploitation numérique sur le livre indisponible, avec une exclusivité pour 10 ans et ces 35 % à reverser en droits d’auteur. Peu probable qu’il obtienne d’aussi bonnes conditions en renégociant avec les ayants droit côté auteur. Autant dire qu’il à se faire discret, ne pas contacter l’auteur, et attendre l’expiration des 6 mois.
Je me demande même s’il ne suffit pas à cet éditeur d’arrêter 2 mois la vente pour pouvoir classer l’œuvre dans les indisponibles et réclamer son droit d’exploitation de 10 ans sans négociation, quitte à reprendre ensuite la publication papier (puisqu’il en a déjà les droits).
Si cet éditeur a encore les droits papier, c’est qu’il a volontairement arrêté l’exploitation commerciale du titre. Les livres dont on parle ont tous plus de 10 ans. Comme l’éditeur va bien entendu choisir les livres rentables pour une publication numérique, on parle de livres déjà amortis et sans risque lié à la « découverte » ou au passage en numérique.
Du coup, pourquoi donne-t-on à l’éditeur papier un privilège et une exclusivité de 10 ans ? C’est le double du maximum envisagé pour les autres intervenants.
C’est aussi sans compter que sur mon propre contrat d’auteur, je récupère mes droits après un an de non publication. Si l’éditeur détient encore les droits papier sur une œuvre indisponible de plus de 10 ans, c’est qu’il s’est arrogé des droits excessifs dès le départ. Je ne vois là aussi aucune raison de l’en récompenser.
Peu de place pour l’auteur dans tout cela
C’est d’ailleurs entre autres là le problème : Dans ce texte on ne prend pas vraiment en compte l’auteur. Tout juste lui donne t’on un court délai pour s’opposer. Personne n’a intérêt à voir ce trublion arriver et négocier ses conditions comme le lui garantit le droit d’auteur.
D’ailleurs dans les critères en 134–3 III, collecter les droits arrive avant identifier les auteurs. Je vous laisse imaginer ce qu’on fait quand on collecte sans savoir à qui reverser. Comprenez ce que vous en voulez mais moi j’en déduis que rémunérer les auteurs n’est pas la préoccupation première alors que pourtant on vient de faire sauter certains de leurs droits. Quand on compare ça à la redevance pour la copie privée où on viole la loi et taxe toute une industrie sous couvert de compenser une perte de droit d’auteur qui reste à prouver, ça me rend mal à l’aise.
Pour moi tout le système est à bénéfice des éditeurs et des sociétés de droits d’auteur. Étonnamment, l’intérêt des sociétés de répartition et collecte de droits d’auteur n’est pas forcément celui des auteurs eux-mêmes. Ces derniers verront rogner leurs droits et ne seront même pas identifiés.
On peut dire que les sociétés de répartition vont quand même répartir, voire participer à des initiatives de soutien et de promotion, mais est-ce suffisant pour justifier cette atteinte au droit d’auteur ? Je ne crois pas que la part réservée au soutien aux nouveaux artistes à la SACEM ait vraiment sauvé l’image de la SACEM.
Peu de place pour le droit d’auteur
Toute la loi est orientée pour faciliter la publication en numérique. C’est une bonne chose mais on va finalement trop loin au risque de déséquilibrer tout le droit d’auteur.
L’auteur qui n’a pas été prévenu a toutes les chances de laisser expirer le délai de 6 mois. Passé ce délai il n’aura plus aucun moyen d’arrêter la publication numérique si les droits papier ne lui appartiennent pas. S’il peut prouver avoir tous les droits lui-même, la publication numérique continuera quand même jusqu’à expiration de l’autorisation, c’est à dire jusqu’à 5 ans. C’est un monde en numérique. Pour une publication faite sans autorisation de l’auteur à l’origine (puisque c’est bien de ça qu’on parle), c’est franchement disproportionné.
Pire, si les ayants droits ne sont pas identifiés au bout de 10 ans, l’exploitation devient gratuite. Cela revient presque à dire qu’on vient de faire sauter les droits d’auteur. On peut penser que c’est légitime quand aucun auteur n’est identifiable, mais pourquoi une telle mesure d’exception spécifique au numérique ?
Si vraiment nous placions l’auteur au premier plan, nous collecterions les droits d’auteur pour une bien plus longue période, au cas où nous arriverions plus tard à identifier l’ayant droit à lui réattribuer. À défaut, il sera toujours temps de les réattribuer à des opérations en faveur des auteurs ou de la numérisation des vieux catalogues.
Tout le droit d’auteur est effectivement à revoir, mais c’est à faire en y pensant longuement, pas ainsi dans la précipitation uniquement pour un problème temporaire de catalogue numérique.
Quelques propositions
Je ne crois pas que l’équilibre du texte soit bon, ou même qu’il soit réaliste d’arriver à un bon équilibre en continuant sur cette base, mais voilà quelques propositions pour rendre le contenu plus acceptable :
Obligation de moyen de contacter les ayants droit avant d’initier l’exploitation de leurs œuvres : On peut envisager de ne faire courir le délai d’opposition de 6 mois qu’après contact ou après la fin d’une recherche raisonnable en regard des droits attendus. Pour cela il est aussi nécessaire de faire porter sur l’éditeur papier une obligation de fournir sur demande les informations qu’il détient sur les contrats qu’il a (nom, adresse, informations de paiement, etc.).
Droit d’opposition à tout moment de l’auteur qui n’aurait pas négocié ses droits numériques, soit pour les négocier lui-même, soit pour refuser une publication numérique, même après le délai d’opposition de 6 mois. Si un droit d’exploitation a été initié au titre des œuvres indisponibles, soit l’investissement de l’éditeur devra être compensé, soit son exploitation peut continuer pendant au plus une année (au lieu des potentiels cinq ans actuels).
Dispositif de révision régulière des droits d’auteurs collectés au titre des œuvres indisponibles, et retrait ou allongement de la période après laquelle l’exploitation est gratuite si aucun ayant droit n’est identifié.
Fin de la primeur ou de l’exclusivité de 10 ans obtenue par l’éditeur papier.
Utopie
Je ne crois pas que le principe de cette proposition de loi soit le bon. Le droit d’auteur mérite un nettoyage mais c’est tout le « 70 ans après la mort de l’auteur » qui est nocif. Les durées sont excessives et augmentées régulièrement depuis la création du droit d’auteur. Pour une œuvre réalisée à 35 ans, l’exclusivité atteint en moyenne plus d’un siècle (110 ans) avec notre espérance de vie actuelle.
Au niveau personnel j’opterai pour quelque chose comme une durée fixe de 25 ans après publication, découpée en périodes de 5 ans renouvelables explicitement par l’ayant droit.
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