Parce qu’il y a des écrits utiles

Personne ne se demande comment on en est arrivé là, comment des jeunes pari­gots en sont venus à massa­crer des jour­na­listes et des artistes à la Kalash après un séjour en Syrie, sans avoir aucune idée de la vie et des idées des gens qu’ils ont tué: ils étaient juste sur la liste des cibles d’AlQaeda dans la Pénin­sule Arabique. Personne ne veut voir que cette société française, derrière l’una­ni­misme de façade devant l’hor­reur, est en réalité plus que jamais complè­te­ment anomique, qu’elle jette déses­pé­ré­ment les plus dému­nis les uns contre les autres, et qu’elle a généré en un peu plus d’une décen­nie ses propres enne­mis inté­rieurs.

Si je ne retiens qu’un seul écrit, c’est le para­graphe cité de l’ar­ticle d’Ar­rêt sur Image – Je ne suis pas Char­lie, et croyez-moi je suis aussi triste que vous. Recul indis­pen­sable, sans pour autant jeter la pierre à ceux qui sont dans l’émo­tion. Un énorme merci à la rédac­tion.

La première mention spéciale du jour va à Donald Trump, preuve vivante que l’argent ne peut pas tout ache­ter puisque sa fortune n’a pas réussi à lui ache­ter un cerveau. Il a déclaré que si les gens avaient des armes, ils auraient au moins eu une chance et qu’il était inté­res­sant que cela se soit produit dans un des pays ayant une des plus fortes légis­la­tions sur les armes.

La seconde va à Apple Inc., oui oui la firme à la pomme, dont la page Web du site français affiche un beau bandeau noir « Je suis Char­lie » alors que l’Apple Store censure en perma­nence des écrits, des appli­ca­tions, impose aux déve­lop­peurs des condi­tions bafouant la liberté d’en­tre­prendre. Et ce matin encore. Vous croyez vrai­ment que Char­lie Hebdo est dispo­nible dans le kiosque à maga­zines d’Apple, hein ? Alors qu’Apple a censuré des diction­naires parce que des mots conte­nus dedans ne lui plai­saient pas, comment osent-ils affi­cher l’es­prit de Char­lie ?

Daniel n’a jamais eu sa langue dans sa poche, mais l’hy­po­cri­sie de ces deux exemples est énorme. S’il est un bal tragique, c’est celui des hypo­crites. Si et les poli­tiques et les entre­prises sont légi­times à expri­mer leur émotion à et à se joindre à tout mouve­ment, y compris à commu­niquer et se préva­loir de leur posi­tion, atten­tion au marke­ting : Ils utilisent votre indi­gna­tion à leurs propres fins.

Pendant près de 24 heures, Mourad H., 18 ans, a fait partie des trois « terro­ristes » accu­sés d’avoir attaqué Char­lie Hebdo et d’avoir tué 12 personnes.

Pendant près de 24 heures, certains médias et de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux ont estimé qu’il était néces­saire de bafouer la déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique en relayant son iden­tité complète. Jusqu’à ce qu’il soit mis hors de cause ce jeudi après-midi.

Cette chasse à l’homme à la limite du lynchage sur les réseau sociaux, elle pue. Je comprends le besoin d’exu­toire et de trou­ver un coupable, mais vous niez l’État de droit comme la présomp­tion d’in­no­cence, ce qui me parait d’au­tant plus grave vu la cause de tout cela.

Accusé à tort d’être terro­riste, Mourad a bien de la chance, car il s’est exprimé publique­ment par le passé contre le djihad. Imagi­nons qu’il ait eu une posi­tion plus complexe, on l’au­rait trouvé en prison encore dans deux ans, à ensuite devoir suppor­ter l’ac­cu­sa­tion toute sa vie. Même ainsi, j’es­père que la police lui four­nira une protec­tion pour les prochaines semaines, parce que des imbé­ciles prêt à tuer il y en a des deux côtés.

Je n’ima­gine même pas s’il avait fui devant la police ou menti en garde à vue, que ce soit par réflexe débile, par peur ou pour crédi­bi­li­ser un discours. C’est pour­tant fréquent, parce que personne ne réagit ration­nel­le­ment dans ces moments là. Alors imagi­nons même un instant qu’un des suspects soit un radi­cal, à la limite du parti­san, mais inno­cent de la tuerie. Impos­sible pour lui de s’en sortir.

Le lynchage devrait nous faire honte. Surtout main­te­nant. Il ne nous ressemble pas, ne devrait pas nous ressem­bler, quelle que soit la situa­tion. Après la guerre en Irak, après Guan­ta­namo, nous n’avons toujours rien appris.

Ces méca­nismes de pouvoir se donnent à voir dans ce qu’on pour­rait appe­ler le para­doxe du discours moderne et huma­niste. Alors que ce discours accorde a priori une valeur égale à toutes les vies, il orga­nise en réalité la hiérar­chi­sa­tion des souf­frances et l’in­dif­fé­rence de fait (ou l’in­di­gna­tion pure­ment passa­gère) par rapport à certaines morts : les morts de la « forte­resse Euro­péenne » (19 144 depuis 1988 d’après l’ONG Fortress Europe) et les enfants de Gaza – pour prendre deux exemples étudiés par Butler – ou encore les 37 personnes tuées dans un atten­tat au Yemen le jour même du drame de Char­lie Hebdo, pour prendre un exemple plus récent.

[…] De même, aucun chef de gouver­ne­ment ne pense­rait à décré­ter l’Etat d’ex­cep­tion après avoir pris connais­sance du nombre de meurtre sexiste et intra-fami­lial en France. Pourquoi cet unani­misme, dans la presse de ce matin, au sujet de la néces­sité de ne pas bais­ser les pouces dans le cadre de la guerre (mili­taire et non méta­pho­rique) au terro­risme isla­miste ?

[…] À l’in­verse, le discours moderne et huma­niste est aveugle par rapport à sa propre violence. Qui a une idée, même approxi­ma­tive, du nombre de morts géné­rés par la guerre améri­caine en Afgha­nis­tan en 2001, par celle des États-Unis et du Royaume-Uni en Irak en 2003 ou encore par l’in­ter­ven­tion de la France au Mali en 2013 ? L’une ou l’autre de ces guerres était peut-être légi­time. Mais le fait que personne ne soit capable de donner une esti­ma­tion du nombre de morts qu’elles ont généré doit nous inter­ro­ger. Dans ces moments où nous sommes submer­gés par les émotions, il peut être inté­res­sant de penser à tous ces précé­dents et à ces morts, à venir, que nous n’al­lons pas pleu­rer.

Ces morts que nous n’al­lons pas pleu­rer. Le point est diffé­rent de celui que j’ai exprimé hier, mais j’y trouve des simi­li­tudes.

Photo d’en­tête sous licence CC BY-NC-ND par Linh Ngyuen


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