Le débat à propos des pseudonymes sur les réseaux sociaux n’est qu’une facette de l’opposition entre les forts et les faibles. Certains pourraient même dire de la lutte des classes.
Non, je ne rigole pas.
Les puissants et privilégiés sont protégés par leur statut ou leurs relations. Tout ça est intrinsèquement lié à leur identité. C’est en s’en réclamant qu’ils peuvent avoir toute la protection de leur position, de leurs privilèges et de leur pouvoir. Devenir anonyme c’est à la fois perdre cette protection mais aussi perdre l’impact qu’ils ont quand ils s’expriment.
On voit quotidiennement des politiques, des chefs de grandes entreprises, des artistes connus ou des chroniqueurs TV avoir des propos intolérables ou d’un mépris que peu de gens pourraient se permettre publiquement. C’est leur célébrité et leur position qui les protège.
Pour les autres, c’est le relatif anonymat qui les met à l’abri. C’est ce qui permet…
- … à Emma, ado, de se chercher et discuter sexualité sans craindre l’intolérance de ses parents ou le harcèlement de ses camarades de classe ;
- … à Gabriel de se renseigner sur le droit du travail face à ce qu’il vit sans forcément subir une mise au placard de la part de son employeur ;
- … à Jade de parler de sa séropositivité sans craindre de voir ses connaissances s’écarter par peur et ignorance ;
- … à Raphaël de pratiquer libertinage ou relations libres via internet sans devenir la cible des quolibets au travail ;
- … à Louise de discuter de possible grossesse sans perdre espoir pour son renouvellement de CDD par son employeur ;
- … à Léo d’échanger à propos de son mal-être de couple voire de séparation sans que tous les amis soient au courant ;
- … à Alice, travaillant dans le public d’exprimer une opinion politique forte et participer à la démocratie de son pays sans qu’on ne lui reproche un manque de neutralité ;
- … à Louis de chercher un psy sans que son concierge ne le qualifie de malade mental et ne lance plein de rumeurs à son sujet ;
- … à Chloé de parler avortement avec des gens qui sont passés par là sans que son futur enfant ne lise tout ça 10 ans plus tard et n’en tire de mauvaises conclusions qui le poursuivront toute sa vie ;
- … à Lucas, avocat, de s’exprimer légalement sur son métier même s’il ne donne aucun cas concret ;
- … à Lina, de simplement discuter de tout et de rien sans être surveillée par son ex et le voir intervenir partout ;
- … à Arthur, médecin, d’avoir une vie privée sans forcément mettre ses patients au courant de tout et en gardant une certaine distance professionnelle ;
- … à Léa, en dépression ou burn out, de vider son sac, oser s’épancher et obtenir de l’aide sans forcément arrêter de maintenir une façade qui la protège le reste du temps ;
- … à Adam, qui s’appelle en réalité Mohamed, de pouvoir participer à la vie politique sur les réseaux sans être systématiquement renvoyé à l’origine supposée de son prénom, au terrorisme, à l’islamisme, ou disqualifié sans son expression à cause de ça ;
- … à Rose de réfléchir à une reconversion professionnelle ou un changement de travail avec des personnes qui l’ont déjà fait sans que ça ne soit un choix définitif qui lui bloque toute opportunité à son emploi actuel ;
- … à Jules d’exprimer des positions relativement acceptables socialement aujourd’hui mais qui pourraient lui porter tort dans un futur inconnu 5 ou 10 ans plus tard, surtout si elles sont reprises ou comprises sans le contexte d’origine, ou simplement s’il a évolué depuis ;
- … à Anne, trans, de ne pas subir les assauts de tiers qui vont jusqu’à son domicile, contacter ses proches, essayer de la faire licencier auprès de son employeur ;
- … à Hugo de communiquer sur des faits délictueux ou problématiques qu’il a vu sans se mettre lui-même en danger ou sans avoir à forcément « assumer » en chamboulant toute sa vie ;
- … à Mila d’avoir des contacts dans plusieurs milieux distincts, pouvoir parler macramés dans ses loisirs sans forcément qu’on lui parle de ses engagements politiques ou de ses problématiques professionnelles, et inversement ;
- … à Maël de recommencer sa vie sans abandonner toute vie sociale en ligne ni que son passé ne refasse systématiquement surface à chaque échange.
(je vais m’arrêter là, vous avez compris le principe)
Alors oui, certains font le choix de s’exprimer à leur nom, parfois ou tout le temps. C’est respectable et légitime mais ça doit rester un choix personnel, aucunement un attendu particulier de la part de tiers.
Le pseudonyme est un des éléments primordiaux à la fois pour protéger la liberté d’expression et pour éviter le repli des personnes les plus vulnérables. S’en couper c’est mettre à risque à la fois la vie démocratique et celle des individus.
En réalité, même si elles l’oublient facilement, les personnalités publiques tiennent elles aussi beaucoup à l’anonymat et aux pseudonymes.
Ils sont tous exclus de l’annuaire, avec le masquage du numéro sur téléphone portable, et des pseudonymes et noms de scène quand ils peuvent se le permettre pour garder une identité civile privée. On a eu des litiges pour savoir s’il était raisonnables de publier le vrai nom de certains artistes dans la presse ou sur Wikipedia.
S’ils considèrent les pseudonymes sur les réseaux sociaux différemment, c’est que pour eux le réseau social est un espace publicitaire, pas un espace de vie. Ils n’y conçoivent donc que leur vie publique et appliquent aveuglément le même principe aux autres. Tant qu’on reste bloqué sur un schéma d’internet très vertical et dédié à la vie publique, c’est certain qu’on ne peut qu’en tirer de mauvaises conclusions.
Pour autant, même pour ceux qui assument leur identité publique, il ne viendrait à l’esprit de personne d’empêcher leurs enfants d’utiliser un pseudonyme ou le nom du conjoint sur les réseaux sociaux, pour se dissocier d’un parent trop connu et reconnu.
Revenons à la question de lutte entre les forts et les faibles. L’idée de base c’est qu’on a simplement un intérêt opposé entre la minorité publique ou privilégiée et les autres.
Si la question semble faire relatif consensus auprès des personnalités publiques et personnes détenant un peu de pouvoir, de notoriété ou d’autorité, ce n’est pas qu’il y a consensus tout court mais uniquement qu’ils partagent un contexte commun. Ils militent simplement avec un angle de vue qui leur est propre.
Ils sont pour la levée de l’anonymat parce qu’ils croient ne pas en avoir besoin — ils sont plus protégés par leur statut et leur identité publique — mais aussi parfois parce qu’imposer l’identité publique aux autres qui n’en profitent pas permet de les brider (pas dans le sens « éviter les abus » mais dans le sens « ferme ta gueule sinon… », même si c’est parfois inconscient).
Oui c’est une lutte, essentiellement celle des forts contre les faibles. Quand les uns et les autres parlent de protéger la vie privée, ils ne parlent simplement pas de la même chose, et ne protègent pas les mêmes intérêts.
Oui mais au moins ça mettra fin à l’agressivité sur les réseaux sociaux ?
Même pas.
L’intuition laisse croire que l’identité civile responsabilise, et qu’implicitement autrui n’oserait pas assumer la haine s’il devait communiquer en son nom réel. En réalité la haine n’a jamais attendu les pseudonymes.
Il y a eu des études de faites. Le phénomène fonctionne en fait dans l’autre sens. Les commentaires avec un nom public sont même légèrement plus agressifs que les commentaires anonymes. (résumé, anglais, étude, confirmation par seconde étude)
Rien d’étonnant quand on prend un peu de recul. Le pseudonyme est une vraie protection pour sa propre vie privée mais n’est d’aucune aide quand il s’agit d’attaquer les autres. La justice saura de toutes façons remonter à l’auteur des propos quand elle le souhaite.
À l’opposé, les propos agressifs qui ont de la force sont ceux qui sont crédibles et/ou diffusés massivement. Pour ça avoir une identité publique est un outil, l’anonymat un boulet.
Nous avons d’ailleurs des prêcheurs de haine bien identifiés qui officient quotidiennement chez nos élus, nos intellectuels et nos chroniqueurs TV. Assumer leur identité ne leur pose aucun problème, c’est même ça qui donne de la force à leur propos et leur permet de vivre.
Une autre façon de voir les choses c’est que l’agressivité est souvent là pour attaquer ce qui sort de la norme sociale ou de l’historique social. Il n’y a pas de crainte à avoir pour soi quand on défend la norme ou ce qu’on croit être la norme, quand on pense être dans le camps des forts et des nombreux.
Ceux qui ont besoin de la protection du pseudonyme ce sont ceux qui sont en position de faiblesse ou de minorité, ou qui ont le sentiment de pouvoir l’être un jour. Eux sont par nature principalement les cibles.
Forts ou faibles, puissants ou gens qui ne sont rien, le combat se situe encore et toujours là. Laissons les uns utiliser leur identité publique et les autres ne pas le faire, à leur choix, tout simplement.
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