La question est entière.
Imprimés, réel droit
Un livre imprimé a une vie complète en dehors de la librairie. Il se donne, se vend et s’achète d’occasion, entre particuliers ou via un intermédiaire commercial. Plusieurs librairies font d’ailleurs particulièrement commerce d’occasion.
Le monopole commercial de l’auteur s’arrête à la vente de l’ouvrage, on parle d’épuisement des droits [d’auteur]. L’auteur (ou son éditeur) n’a pas de pouvoir sur ce que vous faites de l’objet livre lui-même. Vous pouvez l’annoter, le modifier, le découper, le brûler ou… le revendre.
Pour couper court au premier mythe : Ce n’est pas une tolérance, un laisser faire ou une mauvaise habitude. C’est simplement la loi, pour toute œuvre.
Quid alors du livre numérique ? et bien il n’y a aucune différence entre numérique et non numérique dans la loi – ou plutôt la différence n’est pas – et aucune différence morale.
Licence d’accès
Le réel sujet c’est qu’on ne vous vend généralement pas un objet livre numérique. On nous vend un service, une licence d’utilisation. Savoir s’il y a épuisement des droits sur une licence d’utilisation, si on a le droit d’interdire la revente dans le contrat de licence, voilà les vraies questions.
On a vu deux réponses opposées au niveau des institutions judiciaires, faites votre choix :
La première c’est l’histoire de Redigi, startup US qui voulait organiser la revente de fichiers musicaux. Un jugement préliminaire n’a pas permis de sécuriser le principe et Redigi a stoppé ses activités en attendant.
La seconde c’est la Cour de Justice de l’Union Européenne qui a acté qu’un éditeur ne pouvait s’opposer à la revente d’occasion d’une licence logicielle (qui ne s’use pas non plus).
Tout au plus si on vend un accès restreint par une DRM avec une limitation sur la durée, le nombre d’accès ou le nombre de support, on peut considérer qu’on se rapproche beaucoup plus d’une licence d’accès logicielle et bien moins d’un fichier de musique simple (qui maintenant sont tous sans DRM ni limitations).
Ou objet numérique
D’autres considèrent qu’ils vendent bien un fichier, un objet livre numérique. Certains se sont même faits l’écho d’une proposition visant réserver le taux de TVA réduit aux livres numériques objets, par opposition aux licences d’accès et fichiers avec DRM.
Si nous parlons bien d’un livre en tant qu’objet, il n’y a pas de raison que cet objet, fut-il numérique et immatériel, ne soit pas transférable. Faites votre choix entre objet numérique et licence d’accès mais soyez ensuite cohérents. On peut arguer que dans ce cas plusieurs lecteurs profiteront de l’œuvre en ne payant l’auteur qu’une seule fois, mais il en va de même pour l’imprimé.
L’argument du numérique qui ne s’use pas n’a aucun effet non plus – sans compter qu’il est probablement faux, mes contemporains ont plus de chance d’hériter de livres de leur grands-parents que d’accéder aux photographies de leurs parents : Dans les multiples restrictions via le droit d’auteur, les droits voisins, le droit des marques, les brevets, il y a plus d’un élément soumis à revente dont l’usure n’est pas un critère significatif. Rien dans le droit d’auteur ne parle d’usure, si ce n’est au contraire pour dire qu’au bout d’un certain temps l’œuvre échappe au monopole de son auteur.
Unicité et copie
Le réel enjeu n’est en réalité pas de savoir si la revente est légitime. Il est dans la confiance : Le numérique étant facile à copier, rien n’empêche techniquement de garder une copie tout en en revendant une autre. Là il n’y a plus revente mais bien contrefaçon pure et simple. Rien n’empêcherait même de le vendre plusieurs fois tant qu’à faire.
Bref, même si la revente d’occasion ne posait en soi pas beaucoup plus de problèmes de droit d’auteur que sur le papier, cela demande une confiance aveugle en son prochain. Et là… forcément… ça coince.
Redigi avait tenté d’y apporter une solution en certifiant l’origine de l’achat et l’unicité du fichier dans l’écosystème de revente, mais cela n’a pas suffit à calmer les esprits (et n’avait aucune chance d’être totalement efficace).
Pour moi c’est la seule vraie justification à l’interdiction de revente d’occasion, mais elle est assez forte à elle seule, d’autant qu’il n’y a pas urgence non plus vu la taille du marché numérique et l’importance de laisser les premiers efforts se rentabiliser.
Oh, et une taxe sur la revente d’occasion ? Non merci. Soit c’est légal, soit ça ne l’est pas. Il n’y a pas lieu de taxer toutes les activités de la terre.
Une réponse à “Dis papa, le livre numérique ça s’achète d’occasion ?”
Merci, très bon billet qui met bien en question les enjeux derrière cette question de « l’occasion numérique ».
Je te renvoie cependant à cette analyse de la Quadrature du Net, dans laquelle nous avons essayé de montrer que les concepts d’occasion numérique ou de prêt numérique, n’ont en fait aucun sens http://www.laquadrature.net/fr/pour-une-veritable-politique-numerique-arretons-de-mimer-lenvironnement-physique
Extraits :
« En réalité, la revente de fichiers numériques constitue un non-problème, dans la mesure où cette pratique n’a tout simplement pas de sens dans l’environnement numérique. Au lieu de revendre un fichier et de le transférer à un tiers, il devrait être toujours possible à son détenteur de le copier et de le partager en ligne sans but de profit. Dans l’hypothèse où le partage non-marchand entre individus serait reconnu comme un droit, les titulaires de droits n’auraient en réalité plus rien à craindre de ces services de revente, puisque le partage assurerait la diffusion des œuvres. »
« Les citoyens ne doivent pas s’y tromper : tous ces dispositifs constituent une régression de leurs droits fondamentaux et non de nouvelles facultés positives. La seule solution qui permette réellement de dépasser ces faux-semblants est la légalisation du partage non-marchand. Occasion ou prêt numériques ne sont que des façons de nier l’existence d’une sphère non-marchande de la Culture sur Internet. »