Il n’y a aucun droit inaliénable à s’exprimer sur une quelconque plateforme. Un forum a le droit de vous dire d’aller voir ailleurs tout autant qu’un individu n’a aucune obligation à vous écouter. Tout ça ne relève pas de la liberté d’expression.
Et pourtant, c’est un peu plus complexe que ça.
C’est plus complexe que ça parce les libertés ne peuvent pas être que théoriques, elle doivent être effectives. Dans un système à aspiration démocratique, la liberté d’expression c’est aussi la capacité à faire surgir une opinion ou une pensée dans l’espace public, et la laisser circuler.
Certaines plateformes d’expression sont aujourd’hui tellement centrales qu’en exclure des opinions biaiserait gravement la volonté démocratique de nos pays. Cette exclusion peut, de fait, y devenir un problème de liberté d’expression.
Il n’y a rien de neuf dans tout ça. Les contraintes liées aux oligopoles sont déjà tout à fait établies dans le milieu économique. Dès que tu deviens trop central ou que ton poids est démesuré au point de gêner un nouvel entrant, tu ne fais plus tout ce que tu veux ; on t’impose des règles et des obligations pour sauvegarder la concurrence.
Ce à quoi je fais référence n’est ni plus ni moins que la même chose, appliqué aux libertés. La concurrence des idées n’est pas moins importante que la concurrence économique.
Nous devrions considérer la situation d’oligopole des plateformes avant de trop vite dire qu’une société privée a le droit de définir les règles internes qu’elle souhaite.
Les conditions d’utilisation et de modération de Facebook, Google, Twitter et quelques autres sont bel et bien des enjeux de liberté d’expression. La collectivité, via les États, a toute légitimité à avoir un droit de regard et à y apporter des contraintes ou obligations — et ce autant vis à vis de ce qui doit être interdit que vis à vis de ce qui doit être autorisé, et aux voies de recours.
Une fois que c’est dit, on fait quoi ? parce qu’évidemment, c’est compliqué. La suite est forcément du registre de la pensée à haute voix plus que quelque chose d’affirmatif.
Je ne crois pas à la solution de l’autorité de régulation qui va imposer des contraintes ou obligation ad-hoc en réaction aux cas qui se présentent. Ça fonctionne pour l’autorité de concurrence au niveau économique mais c’est vis à vis d’un nombre réduit d’acteurs, ayant tous les moyens de défendre leur position, et d’aller en justice le cas échéant.
Vis à vis de dizaines de millions de particuliers qui n’ont pas ces moyens, l’échelle n’est plus la bonne.
À partir du moment où une plateforme devient centrale, j’ai tendance à penser que toute expression légale doit être protégée. La plateforme a éventuellement matière à définir le comment mais plus le quoi.
Ça ne veut pas dire forcément passer à une liberté d’expression à l’américaine. Ça veut juste dire que les équilibres entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit sont à régler au niveau de la collectivité publique et plus au niveau de la plateforme privée. Ça veut dire prendre la loi comme référence et plus l’interprétation interne des conditions d’utilisation. Si la loi n’est pas suffisante, complétons ou corrigeons la loi.
Et en pratique ? En pratique ça ne change finalement pas tant que ça le quotidien. Les plateformes sont toujours contraintes de retirer les contenus manifestement illégaux qui lui ont été signalés, et éventuellement de les transmettre à l’autorité judiciaire.
On peut rendre responsables ces mêmes plateformes d’opérer une politique de modération adaptée à leur taille et aux propos qui y sont tenus. On a là une obligation de moyens pour plus de pro-activité que le paragraphe précédent.
La différence vient des contenus dont l’illégalité n’est pas manifeste. Là l’utilisateur doit avoir un moyen de recours rapide. S’il y a toujours litige, alors le contenu est remis en ligne et automatiquement transmis à une autorité judiciaire.
Idéalement on pourrait imaginer que la transmission signale si le problème est urgent (en référé), ou potentiellement grave / récurrent (s’assurer que l’autorité judiciaire ne le laisse pas sous la pile).
Ça demande une chose claire : Remettre l’autorité judiciaire dans la boucle, et donc des moyens adaptés.
Ça peut se mitiger (un peu) via l’obligation de moyen décrite plus haut. Si la plateforme transmet trop de choses non pertinentes, elle en serait redevable. Si la plateforme transmet essentiellement des choses pertinentes, alors on peut compter que les frais soient à la charge des particuliers qui font appel à tort (vu qu’ils le font en conscience).
Je n’exclus pas non plus qu’une grosse partie des traitements de premier niveau par l’autorité judiciaire ne soient pas faits par des juges mais par des petites mains aux qualifications moins importantes.
Laisser un commentaire