Ça fait longtemps que je traine ce billet, faute de savoir comment le formuler d’une façon qui ne puisse pas être interprétée comme un reproche aux juristes et économistes que je croise, que j’estime et qui m’aident régulièrement à comprendre les choses.
Je le publie en sollicitant votre bienveillance à la lecture.
J’ai besoin de comprendre, tout, tout le temps. Pas « envie », « besoin ».
C’est quelque chose qui peut me tétaniser totalement, ou occuper mon esprit en m’empêchant de dormir ou me concentrer à quoi que ce soit d’autre.
Je me rappelle mon baptême de plongée où j’ai cherché sur wikipedia comment fonctionne un détendeur devant le moniteur qui me disait « aie confiance ». J’ai totalement confiance. Je ne sais juste pas comment comment ça fonctionne et je risque de ne pas pouvoir penser à autre chose tant que je ne saurai pas, au point où en plongée ça pourrait devenir dangereux pour moi.
Le web est un monde merveilleux pour moi. Je cherche et trouve mille références vers des vulgarisations mais aussi la plupart des textes officiels, statistiques nationales et études scientifiques.
Quand je ne conclus pas sur la base de ce que je trouve, je demande sur les réseaux sociaux et j’ai souvent des réponses d’experts super pointus ou même d’autorités officielles sur les sujets. Je peux pointer une question sur les réseaux et avoir une réponse directe de l’Arcep, m’inquiéter du traitement de données personnelles et avoir la CNIL qui me contacte en direct, demander des précisions sur une fleur ou un oiseau et avoir une réponse d’un expert ultra-pointu à l’autre bout du monde. Ce ne sont pas des théories : J’ai ces cas en tête car ils me sont arrivés, et ce n’est pas rare.
Merci, énormément, à tous ces gens qui répondent, qui enrichissent mon savoir et ma compréhension. Même ceux qui se trompent, tant qu’ils donnent des liens et des sources.
Je parle de liens et de sources parce que, malgré un préjugé tout à fait positif, j’ai un vrai problème avec les réponses d’autorité.
Il est facile dans mes recherches de trouver deux experts reconnus qui se contredisent, y compris sur des questions très générales ou « basiques ».
Il est facile de trouver un site officiel qui généralise à outrance voire qui affirme des choses contraires aux textes applicables.
Il est aussi courant de trouver des experts qui se trompent, ou n’ont pas connaissance des derniers faits, ou outrepassent leur domaine dans les hypothèses qu’ils prennent en compte voire dans leurs conclusions, ou simplement subissent comme chacun des biais liés à leur histoire ou leurs croyances. Parfois les erreurs sont visibles même même pour moi. Parfois elles sont éclairées par d’autres dans une analyse critique sourcée et étayée.
Quand j’ai juste besoin de savoir, je suis aveuglément l’expert qui m’a conseillé, ou le consensus qui se dégage parmi les sachants. Il ne me viendrait pas à l’esprit de contester mon médecin.
Quand je suis dans ma démarche de recherche et compréhension, c’est au mieux un élément qui peut me pointer dans la bonne direction. Ça ne remplace pas les liens vers les textes officiels, les études, les statistiques, ou au moins les analyses critiques et sourcées qui, elles, me permettent de savoir ce qui a été pris en compte ou pas et pourquoi.
Je sais que c’est frustrant pour les professionnels qui me répondent alors j’insiste : Ce n’est pas une mise en doute de vos compétences, ni la croyance que je vais pouvoir faire dans mon bureau les analyses qui contrediront vos années d’études, de formation et de pratique. C’est juste que ça ne répond pas à mon besoin intellectuel. L’affirmation ne résout rien : elle alimente la machine à pensée au lieu de l’éteindre.
Je comprends tout à fait qu’on ne veuille pas investir de temps à m’expliquer, ou à chercher des liens que je ne trouve pas seul. Je n’exige évidemment de personne qu’il me réponde quand je pose une question dans cet état d’esprit, et encore moins des professionnels qui font par ailleurs commerce de leur temps ou de leur savoir. Je n’exige rien à part ne pas demander aux autres de se taire.
Il y a forcément un côté ultracrépidarianisme qui ressort, j’en suis conscient. C’est aussi la malédiction des réseaux sociaux où ceux qui ont le savoir voient les autres affirmer n’importe quoi avec aplomb.
Je trouve malgré tout important que notre société puisse permettre l’appropriation du savoir par tous. Je m’en réjouis malgré les dommages collatéraux. Pour moi on est tout à fait dans la lignée des débats qui ont eu lieu il y a des années à propos de Wikipedia. Vouloir restreindre la parole aux expert ne me parait pas la solution. L’enjeu est désormais dans les sources et dans le débat critique.
Ok Éric mais pourquoi tu as pointé du doigt les juristes et les économistes dans l’introduction ?
Le savoir et la compréhension ne s’improvisent pas. Tout le monde ne peut pas, en lisant une étude médicale, comprendre ce que ça implique ou quelles en sont les limites, voire les erreurs. L’exemple du COVID a montré que même les introductions, conclusions et statistiques étaient facilement comprises à contresens par les néophytes. On ne remplace simplement pas de longues années d’études et de pratique par un peu de bonne volonté.
Quelque part, ça a du sens de restreindre la parole médicale aux médecins. La solution à ça est celle de wikipedia. On ne remplace pas l’expert mais on peut pointer des liens de références dans le débat, voire pointer des analyses critiques faites par des experts. L’important n’est pas ce que tu sais ou crois savoir, mais les liens dont on ne pourra pas contester le contenu.
Il y a toutefois deux domaines sur lesquels j’accepte très difficilement le « arrêtez d’en parler si vous n’êtes pas expert », la loi et la politique.
La loi s’applique à tous, experts ou non. On doit la connaitre et la respecter. C’est impossible si on ne peut pas en parler. Je demanderai toujours un conseil professionnel si c’est important ou complexe, mais je trouve indispensable que sur le courant l’appropriation soit générale.
Si un jour une situation du code de la route est trop complexe pour être débattue entre non-experts, alors on a un problème parce qu’on leur demande quand même de savoir la respecter sans demander conseil avant.
Ça ne rend pas tout le monde expert en droit, ni même pertinent dans ce qu’il croit, mais ça le rend plus que légitime à en discuter et en débattre. Mieux : Ça rend ces débats bénéfiques à l’appropriation de la loi par tous.
Le débat est aussi indispensable sur les sujets politiques, du moins tant qu’on tient au principe démocratique. La démocratie ne rend pas tous expert mais elle impose à tous de pouvoir débattre des choix pris, des hypothèses, des conséquences.
On ne remplacera pas l’économiste mais ce dernier ne peut que expliciter les conséquences d’un mécanisme avec des hypothèses précises, et selon l’angle étudié. Le débat public c’est discuter de ces hypothèses, de l’angle choisi, des sources, mais aussi de faire un choix.
On ne restreint pas l’économie à un mieux ou un moins bien. Il y a des conséquences humaines, des arbitrages entre plusieurs effets, des choix moraux ou éthiques voire idéologiques (non ce n’est pas un gros mots). Rien que l’idée de progrès social (pour qui ? pour quoi ?) ou de vouloir limiter le chômage (pour qui ? à quel coût ? pourquoi ?) ne vont pas plus de soi que ça.
Tout ça ne peut faire surface qu’en ouvrant le débat et en permettant à n’importe qui de s’y insérer. On ne peut pas se reposer sur l’expert pour identifier lui même les paramètres « acceptables à discuter par la foule ». L’idée même d’arriver à en dresser une liste exhaustive me parait très optimiste.
Est-ce qu’on pourrait au moins faire en sorte que les gens n’affirment pas ce qu’ils ne savent pas ?
Malheureusement non, parce que parfois tu crois savoir, jusqu’à ce qu’on te montre le contraire. C’est vrai aussi pour ceux qui font attention à ne pas juger eux-mêmes mais à simplement donner des pointeurs vers des sources d’autorité. C’est vrai aussi pour les experts reconnus donc on ne peut même pas se baser là dessus. Les débats autour du climat et du covid l’ont bien montré.
L’ultracrépidarianisme n’est pas un sujet de désespoir. Pour moi c’est au contraire une évolution très positive de la société : Tout le monde peut s’approprier tous les sujets.
On a les ressources pour ça. On a les interactions sociales qui permettent ce débat ouvert par tous. Ça ne donnera pas toujours des choses intelligentes mais ça peut le faire. Nous avons les clefs.
S’il faut progresser ce n’est pas en voulant identifier qui peut parler, mais en formant à la recherche documentaire, à l’analyse critique, à savoir mener une discussion argumentée, à détecter chez l’autre les effets de manche, et à l’humilité pour accepter de se tromper, de le dire, de changer de position. J’insiste, apprendre à dire « je me suis trompé » sans avoir honte ni être moqué, ça peut tout changer.
Nous avons changé de société. La solution n’est à mon avis plus dans la restriction mais dans la profusion.
Ce que je sais c’est que tout ça m’a apporté énormément, plus que je ne saurai jamais l’exprimer. Je suis une autre personne, qui comprend mieux le monde autour, qui sait mieux interagir avec lui. Jamais ça ne serait arrivé dans l’ancien monde, celui avec juste les paroles officielles descendantes et où tu restes gentiment dans ton coin si tu ne sais pas.
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